Réécouter des artistes comme
Kate Bush est un remède contre le marasme d’une époque. Même «
The Sensual World », qui compte parmi ses albums les moins remarquables, a des qualités qui le situent, bien qu’à un autre stade de son approche du son, au même niveau que «
Lionheart », lequel incarne depuis le début la référence de ce que la chanteuse est capable de faire quand elle est moins en forme.
Autre point important, qui influence la façon dont on écoute ses albums : chez elle, le personnage est un élément musical à part entière. Quand on regarde un dessin animé, on voit des personnages de dessin animé. Quand on écoute
Kate Bush, on entend un personnage sonore, une présence féminine à la fois drôle et, justement, sensuelle. C’est à la fois un atout, un trait de talent voire de génie, et une limite, une limite qui rejoint d’ailleurs celle du registre pop auquel elle demeure étrangement attachée, tout en le transfigurant.
Résultat, l’extravagance dépasse parfois excessivement la connivence entre le chant et les autres instruments. Et là, avec «
The Sensual World », où la chanteuse adhère sensuellement aux surfaces et aux aspérités rythmiques et mélodiques faisant route avec elle, sans trop d’emphase, d’une part on apprécie cette osmose tranquille, et d’autre part il faut bien reconnaître que ces chansons, pour agréables qu’elles soient, n’ont pas l’air transcendantes.
Pour caricaturer cette grille de lecture, quand les compositions décollent, le personnage musical atteint des sommets, cependant la présence ainsi suscitée semble emporter la musique avec elle ; à l’inverse, quand on assiste à un assagissement général, l’harmonie atteint tellement bien son but, soit la présentation de la féminité musicale et sensuelle à portée de main, à hauteur de corps, voire de corps-à-corps, qu’une certaine anonymisation propre aux bases mélodiques de la pop incite à penser la trame sonore comme pouvant tout aussi bien appartenir à d’autres groupes.
On peut même dire que ce dilemme,
Kate Bush n’est jamais arrivée à le résoudre complètement, c’est sa quadrature du cercle : soit elle explose, ce qui donne l’excellence globale de «
The Dreaming », sans logique de hit particulière ; soit elle s’impose, et on a des titres emblématiques dans de très bons albums : «
Wuthering Heights », «
Babooshka », « Running Up That Hill » ; soit elle s’aligne, et le tout est juste bon, ce qui est déjà énorme, car ce fut toujours son niveau minimal d’exigence.
En bref, contrairement à ce que l’on a pu penser à un moment donné, le problème de «
The Sensual World » et, après lui, de «
The Red Shoes », n’était pas tellement un problème d’instrumentations, d’arrangements ou de production. Il s’agit juste de comprendre comment se définit la linéarité chez
Kate Bush et comment elle opère.
Si l’on tente de transposer le problème chez des groupes dont la carrière comporte des points contemporains de la sienne, et qui ont intégré à leur façon, comme elle, des influences jazz, jazz-rock ou soul avec plus ou moins d’évidence, comme
Level 42 ou Tears for Fears, on n’y arrive pas. Sans que cela remette en cause le moins du monde la qualité de leur travail, qui est certaine, la transposition dont on parle ne fonctionne pas. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas ce personnage sonore chez eux, ce personnage qui change tout, qui complique tout dans le bon sens.
On se rendra compte, avec les albums de sa maturité, que le dilemme se déplace encore, trouve de nouveaux termes pour traduire sa formulation.
Donc la grande question de «
The Sensual World », pour l’heure, serait : quel est le point culminant de cet opus, s’il y en a un ? Et il semblerait que ce soit « Never Be Mine » (titre qui évoquerait d’ailleurs la transcendance), où la sensualité, par son côté lancinant, atteint une forme de spiritualité.
Quand on a cité, en deuxième lecture, la dualité entre le calme de «
The Sensual World » et l’électricité de «
Love and Anger », on a dégagé les principaux reliefs autour desquels tous les autres titres s’organisent.
Accessoirement, il n’y a pas, in fine, de raison musicale au sens strict pour expliquer que le chanteur Maxwell ait repris « This Woman’s Work », dans le sens où, à ce compte, il aurait pu choisir n’importe quelle autre (belle) chanson de son répertoire. Les traits les plus saillants du disque, on les a déjà mentionnés.
D. H. T.
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