Tendre la main, c’est donner ce que l’on n’a pas. C’est en ces termes que, dans le film « Nouvelle Vague » de Jean-Luc Godard, la rencontre démarre entre Roger Lennox et Elena Torlato-Favrini, les deux principaux protagonistes de l’histoire, comme à la suite d’un accident ou d’un sauvetage. Qu’entend-on à ce moment précis? « Distant Fingers » de
Patti Smith. Outre le lien entre la scène du film et le titre de la chanson, c’est aussi le clin d’œil du réalisateur d’une nouvelle vague à l’autre, si l’on peut dire : de celle du cinéma français à celle de la chanson anglophone, qui n’ont pourtant aucun rapport direct l’une avec l’autre. Mais Godard semblant apprécier les choses qui n’ont pas de rapport entre elles,
Patti Smith devait s’attendre à ce que l’une de ses chansons se retrouve un jour ou l’autre dans les productions de l’intéressé. Pourquoi ce détour par une scène de film ? Parce que « Distant Fingers » fait partie de ces chansons qui incarnent parfaitement ce qui allait devenir la new
Wave, et c’est pourquoi le clin d’œil fonctionne. Il y a dans ce morceau une tension permanente entre la réserve, la retenue, la pudeur, d’une part, et l’envie perceptible de traduire une émotion, d’autre part, l’éphémère émotion d’un instant fragile qui, par son caractère insaisissable, engendrera d’autres émotions et contribuera à la profondeur d’un souvenir et d’un sentiment durable. On peut prendre « Distant Fingers » comme point de référence, et adopter en même temps, comme axe de prise de distance, l’idée que, au fond,
Patti Smith et son groupe (le guitariste Lenny Kaye, le bassiste Ivan Král, le batteur Jay Dee Daugherty, le claviériste Richard Sohl, le producteur Jack Douglas, connu pour avoir travaillé avec
Aerosmith, Blue Öyster Cult) ont préfiguré beaucoup d’autres choses que la new
Wave, entre autres : le punk rock, bien sûr, avec «
Ask the Angels » ; la fusion du punk rock et du hard rock, toujours avec «
Ask the Angels » ; la lente apparition du reggae dans le rock, avec « Ain’t It Strange » ; le rap, aussi surprenant que cela puisse paraître, avec les passages parlés de « Poppies », très imprégné de musique soul, car c’est ainsi que le rap est né : en parlant sur fond de musique soul. La parole de
Patti Smith y est d’ailleurs sensuelle. En tant que femme, elle n’entre pas dans les canons de beauté habituels, loin de là. C’est le genre de femme que l’on apprend à désirer en faisant sa connaissance dans la plus stricte intimité, un jour étrange de préférence. L’intimité de la parole est donc l’une des voies par lesquelles cette sensualité singulière se révèle. Les chansons peuvent ainsi durer six minutes, sept minutes, voire même douze minutes dans le cas du monumental «
Radio Ethiopia / Abyssinia », lequel n’est pas sans rappeler le style des Doors ou de
Jimi Hendrix, et le temps passe vite. On ne s’ennuie jamais. Comment s’ennuierait-on, du reste, avec une complainte aussi déjantée que «
Pissing in a River » et ses accents de western surréaliste, ou le très hard « Pumping (My
Heart) » ? En fait, il semble que « Distant Fingers », addictif au possible, arrive à point nommé, juste avant le long titre de conclusion. Autre élément remarquable, ce disque n’a rien d’un catalogue malgré la précédente description. Le son homogène s’attachant simplement aux fondamentaux du rock, une batterie efficace, une basse grave, une guitare aiguë, une voix tour à tour douce ou agressive, toute l’inventivité se déploie au niveau de l’audace dont font preuve la composition, l’interprétation et l’improvisation. Du point de vue d’un fan du
Velvet Underground, autre groupe ayant annoncé le punk, «
Radio Ethiopia » est un disque parfait, et il est quasiment impossible de résister à la tentation d’y voir, ni plus ni moins, un chef d’œuvre de l’histoire du rock.
D. H. T.
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