Le mélange des genres est un art casse-gueule, surtout quand il est multi-cumulé. Peut-on bouturer de la poésie parlée sur du rock ? Mélanger du jazz, du metal, de la transe ? Mixer des sonorités synthétiques sur de la batterie acoustique avec un zeste de trompette ? Accoquiner des musiciens d'horizons si extrêmes qu'ils ne fouleraient jamais la même scène en temps normal ? Faire du concert avec une mise en scène théâtrale ? Et faire que tout cela tienne ensemble sans ressembler à un patchwork décousu façon portnawak ? Venu de nulle-part, si ce n'est de Toulouse, Lotus Titan l'a fait avec un brio qui ne doit rien à la chance, semble-t-il.
L'idée a germé en 2017 des expérimentations du guitariste Gérald Gimenez (7Weeks, Résilience, Alfie Ryner,...) avec comme idée de départ de mélanger transe, musique traditionnelle, dans un esprit d'improvisation. Il a été rejoint par Dimitri Kogane (Courtial X Cogane) à la batterie, ainsi que par William Laudinat (Tunidual) aux synthés et à la trompette. A l'automne 2018, une fois que la musique a pris forme, le groupe a trouvé une voix en la personne d'une chanteuse doublée d'une comédienne, Julie Castel Jordy (l'Amante Religieuse, ...) pour devenir Lotus Titan.
Le quatuor a rodé sa musique sur scène, où s'est créée une alchimie entre expérience sensorielle suspendue dans le temps et performance en lâcher prise. Au vu des vidéos live, on a une raison suffisante pour arrêter la pandémie, si on en cherchait une.
Préparé lors de live sessions en 2019, "Odyssées" a bénéficié d'une campagne de financement participatif en aout 2020. Auto-produit, il a été enregistré et mixé par Arthur Ower au Studio Providence, à l'automne 2020. Il est à noter que ce dernier participe de près au son du groupe en général, autant en studio qu'en live et pour les vidéos. L'artwork concocté par Fred Rousse et Guillaume Pique présente de manière assez juste Lotus Titan, à la fois sombre, hérissé, organique et féminin.
Résumer la musique du quatuor est une gageure, tant elle échappe aux canons étriqués des genres musicaux. Abrupte et lourde comme du metal, avec un accordage très bas dans les graves, elle est enfoncée à la masse, martelée par des notes menaçantes ("Héroïne", "Rendez-Vous", "Déjà -vu"). La basse est faite au synthé par William Laudinat, et se fond avec la guitare de Gérald Gimenez au fuzz sourd et borné comme un pilier de rugby. Cela donne un mur du son grave et spongieux à la "Roots" de Sepultura, ou encore
Royal Blood. Le jeu de Gérald, très sobre, se détache sur certains phrasés (le gimmick dissonant de "Nelumbo Lutea") ou des solo cotonneux, plaintes schizophrènes, où on reconnait des accents gilmouriens, qui finissent en carambolage noise à la
Sonic Youth.
La batterie de Dimitri Kogane est sèche et mate, avec un son sans artifice de salle de répète, mais avec toute la définition d'une production millimétrée. Cela me rappelle un peu le son de Stewart
Copeland (
The Police) ou Larry Mullen Jr (U2), alors que le jeu de Dimitri est très nuancé et puissant tour à tour, jouant à plein sur la dynamique de l'instrument. Il sait aussi utiliser le silence, laisser l'espace à l'ambiance (le début planant de "Odyssée"), et au texte.
Car dans ce décor à la David Lynch sur le Port de l'Angoisse, de rêve mêlé de cauchemar, le texte, en français, est-il utile de le préciser, est l'élément phare de cet album. Julie Castel Cordy raconte des histoires comme hantées par les fantômes de Kafka et Nicolas Gogol, des sensations, flashes visuels, en voix parlée, déclamante, rageuse, enjoleuse, plaintive, avec toute sa palette de comédienne. J'ai pensé à Catherine Ringer et aux Rita Mitsouko, dans sa façon d'utiliser la diction chirurgicale comme d'un instrument qui enflamme le sens, tient le cerveau en éveil, aveugle les yeux pour faire jaillir des images stroboscopiques (la joute verbale gainsbarrée de "Jeterrible"). Cela donne un coté théâtral bien sûr, plus encore dans les prestations live, mais déclenche un véritable cinéma intérieur qui se fond avec les ambiances et les univers dépeints par ses compères. Si les vocaux sont parlés la plupart du temps, le chant surgit parfois comme un cri cristallin de sirène-sorcière au milieu de la poésie glaçante ("Héroïne", "Rendez-vous",...). Il faut attendre la quatrième plage "Silence", paradoxalement, pour que Julie se laisse aller à chanter réellement, de manière touchante, à mi-chemin entre Bjork et
Anneke Van Giersbergen (The Gathering).
S'il n'y avait que le concassage textes parlés/coups de boutoirs sonores, on aurait vite fait le tour et décroché à la moindre baisse d'intérêt. Or, autour de cela, un habillage sonore onirique élargit le paysage auditif : des notes de synthés plus aériennes, des interventions de guitare aux effets psychédéliques, ou encore cette trompette distordue à l'extrême en sirène de paquebot ("Rendez-Vous"). La trompette de William Laudinat illumine le dernier morceau "Nelumbo Lutea", sur un long passage de nostalgie jazzy années 30. Il y a aussi une touche progressive plus ou moins présente dans le jeu de batterie, les ryhtmiques et structures alambiquées, déstructurées, ou certains passages à la
Pink Floyd,
Steven Wilson, particulièrement sur ce fantastique morceau de douze minutes qu'est "Odyssée". Sur la fin du crescendo de "Jeterrible", on est même emmené d'un duo batterie/texte jusque dans un orage de brutalité mathcore, noise et stoner.
Lotus Titan a pris des risques, à tous les niveaux : mélanges de genres, texture sonore, choix des vocaux parlés, place laissée à l'improvisation. On aurait pu avoir un album de poésie prétentieuse déclamée sur un gloubiboulga indigeste, mais Julie, Gérald, Dimitri et William ont réussi ce que j'oserais appeler un petit chef-d'oeuvre. Il n'y a que sept morceaux, mais tous font vibrer les oreilles et le cerveau, et reviennent vous obnubiler avec images qu'ils suscitent. Accroché mais surtout intrigué dès la première écoute, j'ai découvert de nouvelles choses à chaque fois que j'y reviens, et son emprise ne fait que croître au fur et à mesure du temps. Planant comme du
Pink Floyd, grinçant comme du Rita Mitsouko, lourd comme du Korn, déjanté comme
The Mars Volta, Lotus Titan produit une musique qui en désarçonnera plus d'un, mais ne manquera pas de subjuguer ceux qui aiment arriver là où rien n'est attendu.
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