Que représente une vie en fait ?
Celle que nous conta naguère Guy de Maupassant, malgré la beauté et la force de la plume, ne parvint qu’à nous glacer les veines et à nous humidifier les yeux de chaudes larmes de tristesse.
Chienne de vie. Elle nous crache à la gueule ses injustices, elle nous teste par moment au travers de douloureuses épreuves et vient parfois nous enrouler dans une douce torpeur que chacun prendra pour son propre bonheur. Des moments de joie bien plus fugaces et intenses que ceux de la zone où rôdent les valets de la Faucheuse. Chienne de vie en effet qui renifle à tout moment les candidats susceptibles de passer de vie à trépas.
Dans cet intervalle, dont personne ne détient les codes de déchiffrage, existent des destins hors du commun. Des morceaux de vie qui nous émerveillent en tant que spectateur, sans pour autant avoir fait le choix de suivre ce genre de chemin pavé de fantômes et de chimères aussi pervers qu’hypnotisant.
Cet album nous conte la vie d’un groupe, d’un homme, d’un groupe d’hommes.
Ou plutôt de l’amitié entre un groupe d’hommes dont l’osmose et l’alchimie mutuelle accoucha d’une icône de l’univers du Hard-Rock :
Thin Lizzy. Fronté par un bassiste à la voix de velours, Phil Lynott, et secondé contre vents et marées par Scott Gorham à la guitare et Brian Downey à la batterie,
Thin Lizzy canal historique nous livra une dizaine d’albums formant, une fois assemblés, un parcours artistique et émotionnel sans égal. Parsemé de blessures, de brûlures et d’amour intenses, cet itinéraire d’un enfant gâté par le dieu des décibels teinte d’une aura toute particulière ce double album égrainant 90 minutes durant les pièces de choix et les témoignages d’une beauté sidérante.
Témoignage d’une tournée d’adieu, la dernière du groupe avec à sa tête Lynott, je vous laisse vous replonger avec délice dans les chroniques de mes camarades afin de juger du contexte et des anecdotes innombrables dont la vie de
Thin Lizzy fut parsemée. Ultime clin d’œil du destin, la participation à cette tournée du guitariste incandescent John Sykes, tout droit débauché de Tygers of Pan Tang, et celle du claviériste subtilement cosmique Darren Wharton finissent par donner une allure de galactiques à cette formation proposant un clap de fin, rongée par les excès d’alcool et de drogues, mais touchant l’infiniment grand l’espace d’un farewell et défunt tour. Capté pour l’essentiel à l’Hammersmith Odeon de Londres au cours de l’année 1983 et sorti en octobre, ce double Live contient 3 morceaux enregistrés avec Snowy White à la guitare deux années plus tôt : «
Renegade », «
Hollywood » et «
Killer on the Loose ». Pour corroborer le peu d’affinité du noyau dur du groupe avec ce guitariste, sachez que ce dernier ne fut pas invité à monter sur scène pour participer au « All Star Jam » du titre «
The Rocker » joué par tous les anciens guitaristes de
Thin Lizzy à savoir Eric Bell,
Gary Moore et Brian Robertson. Le résultat de cette association de bienfaiteurs sur ce morceau à 5 guitares flirte avec l’absolue définition d’à la vie-à la mort : le groove massif et l’urgence du tempo vous saute à la gorge, ne vous lâche plus jusqu’à la délivrance dans un râle de marcassin conquis par la dose de décibels reçus.
Il en sera de même sur un « Emerald » à la trame lourde, honorant entre Dublin et Belfast le folklore Irlandais sous le feu non hostile cette fois-ci des 5 pistoleros aux doigts de feu.
Gary Moore, portant au cœur son amour pour la verte patrie, échange à nouveau soli et riffing sur un « Black Rose » grandiose, frappé d’un shamrock éternel et d’une accélération en fin de piste digne d’une gigue endiablée.
Que choisit-on de faire de sa vie ?
L’amour, la haine, les joies comme les peines la façonnent. On la subit bien trop souvent alors qu’il est si facile parfois de prendre le taureau par les cornes. Phil Lynott a choisi de tracer sa voie. De sa voix suave, il nous la conta en quelques titres, symboles d’un parcours digne et sans issue.
« He’s just a boy that have lost his way, he’s a rebel that has fallen down” introduit un “
Renegade” à la basse massive et sur lequel Brian Downey cogne sec. Les guitares tranchent comme un surin et piquent comme de vieilles aiguilles usagées mais nous glissent dans un univers de douceur, contrastant avec ce cri de douleur intérieur dont nous parle Phil. Tel un perfide défi sans doute lancée à sa santé défaillante, l’annonce sur les ravages de l’alcool au début de « Got to give it up » ressemble à un prêche de moine défroqué face à des fidèles avinés à la Guiness trop tiède, juché sur un rythme en contretemps et ébloui par les soli de Scott et John. Comment ne pas fondre sur « Don’t believe a word », qui vous met les tripes en vrac à l’écoute de ce chant gonflé de larmes au bord des lèvres ? La basse ronronne de douceur alors qu’un solo cosmique de John Sykes vous transportera loin là-bas. Pas loin de l’ami Marko ou de la planète Orion. L’amour encore, l’amour toujours dont Phil ne fut pas avare. Les neuf minutes de « Still in love with you » s’avèrent déchirantes de simplicité, déchirantes de feeling sur lesquelles le jeune prodige assène à nouveau un solo de guitare beau comme l’infini.
Les cordes vocales de Phil, à fleur de peau, dévale une version plus couillue de «
Waiting for an Alibi » tractée par sa basse atomique et une doublette de guitares assassines. Enchainé avec «
Jailbreak », la section rythmique délivre un boulot d’enfer pour ce titre à la fois chaloupé et animal sur lequel le chanteur cherche à tirer l’énergie dont il a besoin du public pour continuer à communier. On aurait aimé entendre l’intégralité de la discographie de
Thin Lizzy sur ce live d’une vie. Oh oui… Un «
Chinatown » eut été mieux qu’un «
Hollywood » trop propre sur lui, comme un rêve d’Amérique éveillé.
« Holy War » constitue à elle seule une offrande païenne, submergée par l’accouplement des deux instruments de Brian et Phil, permettant aux deux guitaristes de laisser libre cours à leur imagination. Putain, quel chant ! Les racines celtes pointent à nouveau leur nez sur le boogie racé «
The Boys Are Back in Town » dont la cavalcade de guitares abrasives comme des scies se hisse à l’épaule de la basse de phacochère de Lynott.
Que reste-t-il au final d’une vie ?
Un espace de temps inconnu avant une mort certaine, sans doute. Mais aussi et surtout l’occasion de flirter avec les limites et les plaisirs terrestres. Phil et ses acolytes les dépassèrent bien souvent et en abusèrent avec gourmandise.
Jouant avec le feu,
Thin Lizzy déclenche une première avalanche sonique avec le tellurique «
Thunder and Lightning ». Ce titre dévaste de son beat profond, gras et sourd la scène, soudain soumise à un flot de violence crachée à la face incrédule des spectateurs telle une dose de speed jaillissant des veines des musiciens. Les soli de guitares comme celui de Darren Wharton transpercent comme des éclairs la mélodie de cet opener tribal. Le divin claviériste fait à nouveau parler la poudre sur l’attaque massive de « Baby please don’t go » dont le chant plaintif et le rythme orgasmique vous hypnotisent sous un épandage de décibels malins. Les cavaliers de l’apocalypse Scott et John annoncent le jugement dernier sur l’ultra-puissant « Angel of
Death » avec ce qu’il faut de distorsion et de reverb tandis que Phil s’efface pour mieux relancer le morceau aux deux-tiers. On ne se lasse pas de l’apport de Darren sur ces titres ambiancés et presque brutaux. La partie de manivelle sur «
Are You Ready » s’avère bien trop courte comme un bon coup tiré à l’arrière d’un pub de Dublin. Ce boogie-rock incandescent fait la part belle à de monstrueuses guitares et à un début de solo de mammouth envoyé par Brian Downey himself.
Le tempo ne faiblit presque pas sur «
Cold Sweat » et son riff de possédé. La transe vous transporte aux confins du cosmos pendant que John Sykes affute à nouveau sa guitare des étoiles sous son taping aérien. «
Killer on the Loose » bénéficie d’une version plus rapide et plus metal comme si on avait équipé un bulldozer d’un moteur de Ferrari F40. Le swing de Brian Downey fait encore merveille et il ressemblerait presque à celui du regretté Phil « the animal » Taylor. La beauté crépusculaire de «
The Sun Goes Down » s’avère belle à en pleurer. Pas une seule fois, je n’ai pu écouter ce titre sans glisser vers l’au-delà et rejoindre au travers de ses paroles prophétiques l’âme de ceux que l’on n’oublie pas. Dans un silence de cathédrale, entendre “There is a demon among us, whose soul belongs in hell, sent here to redeem us, she knows it all to well, he comes and goes, he comes and goes, she knows it all too well, but when all is said and done,
The Sun Goes Down” arrête le temps. Ces quelques phrases perdues au milieu d’une mélodie enfin épurée apaisent la peur du lendemain et la douleur de l’instant. Merci Darren pour ces nappes de claviers, merci Scott et John pour vos touchers mystiques, merci Brian de tenir la cadence et merci, enfin, à Phil d’avoir été parmi nous.
Comment faire de sa vie un moment inoubliable et partagé ?
La nuit s’avance lentement et étire ses tentacules à en faire oublier toute notion du temps. Les quatre amis l’ont perdue depuis déjà plusieurs heures.
L’air breton sans doute ou peut être plus sûrement les discussions enflammées, les quelques cadavres en verre épars sur les tables et bien sûr la musique sortant à volume confortable des enceintes. Priorité aux vinyles, la voix des anciens devenant prépondérante et facilement acquise pour ce genre de fête païenne. Les standards du hard-rock amplifient l’ambiance et concourent à un lâcher-prise salvateur et libérateur d’une expression artistique sur un dance-floor devenu incandescent.
L’amitié les unit. L’amitié, comme une communion de la vie, les transporte aux frontières d’un univers où tout devient possible. Tels des invincibles, ils se laissent happer par les mélodies de ce « Life » généreusement posé sur la platine. «
The Sun Goes Down » ne les invitera pas à poser pied sur la terre ferme. Bien plus tard, alors qu’un chant de marins aura déchiré les premières lueurs de l’aube et atteint les confins de la verte Irlande, ils iront rejoindre les bras de Morphée. Soulagés et heureux d’avoir eux aussi créé ce lien qui aura été aussi celui de leurs héros : un fil de l’amitié à la robustesse singulière et indescriptible.
Oui, la vie se voit aussi en bleu !
Didier – janvier 2017
A Phil Lynott, aux Goules et à la Vie
Vraiment merci Didier pour cet excellent billet.
Tes textes sont toujours à code. Pas compris l'histoire du chant de marin. Hein quoi, j'y étais??? Rhooo, j'avais trop bu, tout oublié ;-)
Bravo mon colonel, c'est le genre de chro qui mérite de se faire attendre, et qui se déguste à petites lampées, bues sentimentalement en l'honneur de notre lointaine jeunesse et de nos héros disparus. Santé les amis!
Live and Dangerous autre live mythique de ce groupe est également un pur moment de bonheur, avis aux amateurs.
Vous devez être membre pour pouvoir ajouter un commentaire