Bertrand Cantat. Comment en parler ? L’artiste ? L’homme ? Par où commencer ? Tout le monde semble avoir mélangé ses regards quand il s’agit de traiter de l’ancien leader de Noir Désir, symbole de ce rock engagé dans les années 80-90. Beaucoup l’insulte, continuant ainsi à le rouler dans la boue. D’autres sont totalement indifférents. Les derniers ne demandent qu’à voir.
L’annonce de la sortie de ce «
Horizons » fut maintes fois commentés, bien avant sa véritable issue, même bien avant la parution du premier titre : «
Droit dans le Soleil ». Avant même les premiers balbutiements du nouveau-né Détroit, on se devait de le juger, de juger à nouveau Cantat, de lui rappeler encore une fois Vilnius, la prison, son ex-femme. Les gens ne semblent pas être capable à un moment et après une certaine durée de pouvoir séparer l’humain de l’artiste lorsque les deux sont profondément ancrés dans la culture populaire, comme l’était Noir Désir, comme l’est Cantat à aujourd’hui. Et dans l’imagerie commune, Bertrand Cantat sera toujours frappé au fer rouge de l’irréparable.
Je n’ai jamais été un inconditionnel de Noir Désir. Je connais les classiques et les albums, naturellement. Je n’ai jamais été non plus un fervent admirateur de Bertrand Cantat, éprouvant pour l’homme un juste respect n’allant jamais beaucoup plus loin. Évidemment, on ne peut pas forcément pardonner ce qui a été fait. Mais quand l’homme a été puni, s’est puni lui-même, j’estime que chacun a le droit à une deuxième chance. L’homme avait bien tenté plusieurs retours depuis 2007.
Shaka Ponk, Amadou & Mariam,
Eiffel, le retour puis la scission inévitable de Noir Désir… Jusqu’à ce Détroit.
L’amitié qui lit Bertrand à Pascal Humbert (
Wovenhand, Passion Fodder,
16 Horsepower…) a donné naissance à ce projet (bien que les deux musiciens aient déjà composé ensemble avec « Chœurs » en 2011). Portant le nom d’une ville qui n’est désormais plus que l’ombre de ce qu’elle était dans les années 50, ce groupe agit de la même manière, portant le fardeau et le boulet que traîne Bertrand Cantat, ne cherchant aucun pardon, mais plutôt une pénitence, une manière d’exorciser le mal qui le hante depuis autant d’années. Mal-être allant même jusqu’à devoir réorganiser la sortie de l’album. Incompétence chronique de la maison de disque de l’avoir programmé à la base le 24 novembre, date de la journée internationale contre la violence à l’égard des femmes, l’album sortira finalement le 18 novembre.
« Avant de recommencer à écrire, il faut qu’il réapprenne à vivre » - Serge Teyssot-Gay, le 15 octobre 2007
À chacun de comprendre cet «
Horizons » de la manière dont il l’entend, de chercher un sens plus ou moins caché et de se forcer à décortiquer chaque couplet pour en ressortir une quelconque provocation, justifiée ou non. Jamais Bertrand Cantat n’avait paru autant à fleur de peau, autant sombre et entièrement habité par la musique qu’il interprète. Mais une chose est désormais certaine : Détroit n’est pas et ne sera jamais Noir Désir. Détroit n’est pas là pour faire le deuil de Noir Désir. L’absence de « tube » et le fait que le chanteur lui-même se doit de changer son fusil d’épaule, sa position de donneur de leçons étant plus que jamais proscrite. Et cela, Bertrand l’a d’ores et déjà bien compris, livrant de ce fait un album extrêmement difficile à appréhender, à la sobriété improbable et véritablement séduisante. Cantat s’est remis depuis quelque temps à la dure loi de la promotion, se livrant chez les Inrockuptibles et s’autorisant le minimum existentiel de présence visuelle. Les désirs de lynchages médiatiques sont bien trop présents dans la presse poubelle. Mais au fond : sommes-nous réellement prêts à l’écouter ? Le malaise (car au fond, pour chacun, il ne s’agit que de ça) sera-t-il en prédominance ? Mais après autant de temps, le chanteur n’a-t-il pas le droit de s’exprimer, de nous parler à nouveau ?
Et maintenant, si nous parlions seulement … Musique ?
Pour cet album, Bertrand Cantat et Pascal Humbert en sont donc les principaux instigateurs. Mais l’on y trouve aussi quelques membres des
Shaka Ponk (percussions, chœurs, claviers) ou encore la violoniste Catherine Graindorge parmi de nombreux autres musiciens apportant leurs pattes à l’univers onirique de ce disque. Souvent dépouillé d’artifice et mis à nu, l’album semble apparaître bien plus souvent comme un projet solo de Cantat dans ce qu’il y a de plus tristes et de mélancolique, quelque peu dans la suite de la voie tracée par « Des Visages, des Figures ».
« Jusqu'ici, Bertrand n'avait pas fait de références directes à sa vie. Là, il y en a. » - Didier Estèbe, ancien manager de Noir Désir
L’album se sépare en trois parties bien distinctes, chacune séparée par les interludes ambiants « Détroit 1 » et « Détroit 2 », nous y reviendrons plus tard. Trois fois trois morceaux et une reprise judicieusement choisie. Commençons par le commencement. « Ma
Muse » est un titre minimaliste, reposant bien souvent sur la simple dualité acoustique/basse et une batterie lente et métronomique. Les paroles ne sont pas inspirées, mais la voix l’est. Très sombre dans un premier temps, rappelant la noirceur introspective de Saez à de nombreuses reprises, elle monte en intensité aux mêmes rythmes que la musique, plus onirique, plus atmosphérique. Ceux n’étant pas friand du Cantat anglophones crisseront sur « Glimmer in your Eyes ». L’intonation reste correcte, un air grave, cassé, mais la mauvaise impression d’assister à un rôle et non à une prestation du chanteur ; la mélodie, toujours autant minimaliste, laissera davantage de place à la contrebasse et à quelques notes d’harmonica. Un suivi parfait sur « Terre Brulante », correspondant bien mieux à ce que sait nous faire Cantat : de la poésie sombre. Musicalement, on tranche encore avec les deux ambiances précédentes, la basse domine, la voix s’élève tel un chamane lumineusement désespéré, y compris sur ces quelques montées de voix implorantes. Musicalement, l’ensemble est sobre, dans le juste, les arpèges, la basse de Pascal, rien ne dépasse et sert parfaitement l’ambiance chimérique du grand tout.
Ce premier tiers de l’album perturbe, les sonorités sont extrêmement variées, alternant allègrement entre curieuses facilitées et recherches approfondies. L’écoute se poursuit, nous interrogeant sur ce que nous allons découvrir par la suite, sur le véritable message que Bertrand veut nous communiquer. Car il y a une certaine beauté, mais peu d’éléments que nous nous attendions à écouter, pourtant. Mais « Détroit 1 » se lance. Les sonorités sont stridentes, la guitare est lente, lointaine, perdue dans un amas sonore rappelant peut-être de vieux interludes live de Noir Désir, mais, dans le cas présent, introduisant à la perfection la partie que nous attendons avec le plus d’impatience.
« Ange de Désolation ». Difficile de ne pas reconnaître Cantat dans cette description d’un homme meurtri dans sa solitude de la perte d’un être cher, qu’il aime et aimera encore et profondément et dont la disparition n’a au final était qu’un long roman orchestré par des journalistes et gens qui ne savaient probablement pas tout de l’histoire. La voix semble si lointaine, triste, mélancolique, armée d’une verve poétique brulante et pleurante, encore et toujours. Les arpèges sont minimaux, pudiques, se faisant uniquement accompagnante de la voix tremblante du chanteur. Pascal a créé un véritable bonheur auditif dans les plus belles ballades qui soient, en témoigne l’épatante « Horizon ». La voix de Cantat se fait monocorde sur les couplets, habités d’une dureté extrêmement calme, racontant la vie carcérale et son ciel barbelé avec une force touchante et intime. L’acoustique domine, l’électrique se fait subtilement écho du malaise ambiant, accélérant le rythme jusqu’à l’étouffement complet. Et c’est là que le violon de Catherine Graindorge fait sa première véritable percée, éclat de lumière lointain dans un soleil sombre. Et le terrain connue pour finir, «
Droit dans le Soleil ». Duo de douceur acoustique/contrebasse, Bertrand se met à nu, déversant ses sentiments et ses peurs sans aucune concession, tel un poète maudit des temps modernes. L’ambiance constamment minimaliste, un violoncelle délicat et ambiancé pour servir à la perfection ce calme si humain, que l’on ne peut qu’écouter sans oser rayer ce silence olympien.
C’est donc cela, le véritable pouvoir d’ «
Horizons » et de Détroit. La psychanalyse par la musique, la libération d’une âme parfaitement tourmentée trouvant dans ces mots et ces gestes une façon de se livrer, de se déshabiller devant ses gens, incapable de parler sans déverser leurs venins. Un pied-de-nez extraordinairement humain. Bertrand Cantat démontre, douze ans après le dernier album de Noir Désir, qu’il reste l’un des meilleurs chansonniers. Libéré des contraintes d’une peine trop intense pour vivre avec elle, il est maintenant temps de faire sortir l’énergie des musiciens, de démontrer que du désespoir à l’espoir, il n’y a finalement qu’une maigre route. « Detroit 2 », plus courte, lance une mélopée ambiante et électronique sournoise, aucunement annonciatrice de la suite.
« Le Creux de ta Main » renoue avec ce rock direct (quoique légèrement cliché sur le déroulement et parfois grossièrement ressemblant à du « Tostaky ») si cher à Pascal Humbert et à Noir Désir, les guitares électriques se lancent dans des riffs simplistes, mais efficace, la batterie claque son rythme sans aucune fioriture inutile. Les musiciens peuvent enfin laisser libre cours à une certaine folie génialissime et communicative, se traduisant par une déconstruction du rythme très intéressante sur le final. « Sa Majesté » et son rythme de basse pop, la voix désabusée et faussement calme de Cantat se moquant allègrement du système et d’une personne en particulier tranchera avec un certain talent par rapport à la mélancolie ambiante de l’album, les chœurs profondément catchy et « américanisé » de Samaha Sam (
Shaka Ponk) sur les refrains, les passages de guitares presque funky, les éclats électro débridés et surtout une basse de génie de Pascal. Une ambiance confinant au plaisir simple de se moquer de choses qui n’appelle au final qu’à ça est sublimement mis en scène par cette fausse légèreté, chose que l’on quittera pour une pop-rock plus américaine sur le deuxième titre en anglais de l’album : « Null and Void ». La voix plus chantée de Cantat sera à l’appréciation de chacun, les sentiments éprouvés seront pour moi à quelques nuances près les même que sur « Glimmer in your Eyes ». Musicalement, c’est clairement les influences de «
16 Horsepower » qui ressortiront, cette pop américaine, groovante, dansante, le son y est chaud, apportant son lot de solis mélodique, d’éclat de basse ronde et entraînante, la mission parfaite d’un dernier titre, tranchant la mélancolie par un repos joyeux et amplement mérité pour Bertrand Cantat, se lâchant dans les ultimes secondes d’une énergie communicative.
Enfin presque. Détroit nous offre « Avec le Temps », reprise du titre de Léo Ferré, dont les paroles ont profondément hypnotisées et obsédées Cantat, qui vivra véritablement et intensément sa reprise, allant jusqu’à régurgiter les textes avec haine et peine mélangée. La reprise ne sera pas appréciée de tous. Les arrangements sont très méconnaissables, offrant un titre très étouffant, à la limite de l’industriel sur certains passages, dominé par une basse suffocante, des effets électroniques froids et malsains. Car avec le temps, rien ne s’en va, finalement. Clôture de ce premier voyage dans la ville fantôme américaine avec « Sonic 5 », en « Hidden Track », une conclusion ambiante et électronique, semblable parfois à des automobiles sur les montées sonores, peut-être simple clin d’œil à la puissance industrielle de Détroit (la ville) dans les années « glorieuses ».
Un album pour pénitence, un pardon général et une repentance grandiose. L’album n’est peut-être pas le meilleur de ce qu’a pu faire Cantat dans sa carrière, il n’est peut-être pas une révélation soudaine dans l’imagerie musicale actuelle, encore moins dans la musique française, puisque le duo s’est probablement barré la voix radiophonique par un disque extrêmement recherché et philosophique, posant un questionnement sans retenu sur le « pardon ». Mais quelle importance que la « célébrité » ? Cantat, probablement usé et fatigué par cet harcèlement de chaque instant, et Pascal Humbert (n’oublions pas le cœur musical qu’il représente) auront sans doute réussi leur défi de faire fermer un nombre incroyable de mauvaise gueule. Car ce merveilleux et lourd «
Horizons » n’a pour vocation que d’être un disque humain malgré tout, explorant tout les paradoxes et la beauté crue et violente de notre humanité, avec ses moments de magnificences, de doutes, de colères, de peines et d’erreurs.
L’erreur est humaine, après tout. Et dans les moments noirs, rien n’est plus lumineux que de prendre une guitare et de pleurer nos maux. Et à ceux qui préparent déjà leurs mollards : contentez-vous de la boucler et d’écouter, au moins une fois. Du cœur et de l’âme : la vie.
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