«
Automatic for the People » est peut-être le plus grand album de rock alternatif de tous les temps. Qu’entend-on au juste par rock alternatif ? Reformulée, cette question revient à se demander en quoi consiste l’alternative, en l’occurrence, dans le rock. Dès la fin des années 1970 puis les années 1980, il y a deux principaux leviers à considérer, ainsi que leurs conséquences : premièrement, les groUpes punk qui, en rUpture avec la technicité du rock progressif et du metal naissant dans les années 1970, voulurent revenir au vieux rock des origines pour en dévoiler la part de bestialité cachée, de la même façon que l’on débride un moteur, puis, au niveau des conséquences que cela eut, le renouvellement de la variété qui s’ensuivit à travers différentes déclinaisons (new wave, cold wave, rock gothique, post-punk, synthpop, no wave, etc.), autant que, à l’inverse, une généralisation de la radicalité sonore (via le hardcore puis ce qui allait devenir le grunge) ; deuxièmement, le retour en force de l’influence des Beatles, des Rolling Stones et de
Bob Dylan, soit des courants pop, rock et folk des années 1960. Quand on parle de pop, de punk, de rock alternatif, rappelons qu’il ne s’agit pas de genres musicaux, mais plutôt de différentes relations à la composition et à l’interprétation, ici dans le contexte du rock (à la base : un rythme 4/4, « caractérisé par l’emploi du charleston joué à la main droite, de la caisse claire à la main gauche et de la grosse caisse au pied droit ; le charleston joue généralement des croches (deux coUps par temps) et la caisse claire joue l’after beat (un temps sur deux) », source : http://batteurpro.com/11-rythmes-incontournables-pour-apprendre-la-batterie). La raison de ces différences est simple : un même genre musical, tel que le rock, peut se décliner de multiples façons, et les musiciens en prirent conscience d’une période à l’autre. Il est intéressant de se demander comment, à partir de ces deux leviers (impact du mouvement punk sur la variété + nostalgie des années 1960), les Américains de
REM s’imposèrent, en leur temps, comme le groUpe dominant de la scène rock alternative mondiale, et pourquoi «
Automatic for the People » reste, à ce titre, leur meilleur album.
Avant lui, on peut considérer qu’il y a deux moments marquants dans leur évolution discographique : un premier moment plus long, d’une durée de six ans (1983-1988), où ils firent d’emblée la démonstration de leur talent pendant six albums clairement orientés vers le rock, avec succès bien que dans une relative confidentialité ; un deuxième moment plus bref, en 1991, où l’album «
Out of Time » les propulsa au sommet de leur popularité, ce qui s’explique, d’un point de vue musical, par le fait que la dualité entre l’évidence de la mélodie et la difficulté à discerner les influences country, comme un flou mémoriel collectif, y prend autant d’importance que les aspects plus rythmiques et plus électriques de leur travail. Autrement dit, «
Out of Time » est un album fascinant, car il donne prise à toute écoute, y compris l’écoute la plus distraite, et en même temps il a toujours une aura de mystère, des profondeurs insondées. Une chanson d’ «
Out of Time », parmi les autres, revêt une importance déterminante quand on s’intéresse à la genèse d’ «
Automatic for the People », c’est « Country Feedback », qui fait ressentir à l’auditeur la beauté de la tristesse. Schématiquement, «
Automatic for the People » est tout entier marqué par « Country Feedback », alors qu’ «
Out of Time » était, dans l’ensemble, plus joyeux et plus léger. Moins schématiquement, il ne s’agit pas d’affirmer, pour autant, que chaque chanson d' «
Automatic for the People » contribue prioritairement à une ambiance sombre et mélancolique. Il y a plutôt, dans le premier tiers du disque, un fil tendu entre les deux titres phares que sont «
Drive » et «
Everybody Hurts », chansons écrites et chantées pour les « jours sans », alors que les plus dansants « Try Not to Breathe » et «
The Sidewinder Sleeps Tonite » s’efforcent de tendre vers les « jours avec ». Tous ceux qui découvrirent l’album eurent sans doute, inconsciemment, la même réaction au moment de sa sortie : puisque ce fil tendu atteint la perfection, comment les huit morceaux suivants vont-ils s’en sortir ? La dimension cyclothymique des quatre premiers va servir de point de référence, de première grille de lecture. La question devient alors : quels sont les moments où la joie refait surface ? Il n’y a pas de réponse toute faite car, au fond, la joie est peut-être toujours là.
Il fallait une respiration : « New Orleans Instrumental No. 1 », phénomène peu fréquent dans le rock et davantage exploité dans la musique classique expérimentale du vingtième siècle, recourt au paramètre de l’espace, avec une prise de son qui donne une sensation d’éloignement entre les instruments, suggérant l’idée que la musique est perçue différemment selon l’endroit depuis lequel on l’écoute. De par son titre, sa tonalité, son tempo et son développement, « Sweetness Follows » confirme qu’il y avait un point d’interrogation après «
Everybody Hurts », dont la résolution est d’une simplicité ancestrale, les larsens tenant autant des guitares que de tous les éléments tangibles ou intangibles concourant à caractériser l’endroit réel ou imaginaire qui contextualise ce dont la chanson parle : par exemple, les travaux des champs et la porte de la grange si l’histoire se passe à la campagne, ou bien, au contraire, la mécanique grinçante des tréfonds les plus rouillés de la vie urbaine ; tout univers, en somme, que chacun projette dans un texte universel et énigmatique où il est question de la proximité et de la distance entre gens vivant ou ayant vécu ensemble. « Monty Got a Raw Deal » fait d’abord honneur aux sonorités des guitares acoustiques, comme «
Drive » au début, puis devient plus rock, comme «
Drive » aussi. Plus direct, « Ignoreland » entre dans le rock de plain-pied, avec détermination, pour s’y tenir d’un bout à l’autre. Que peut-on dire du deuxième tiers de l’album ? Qu’il est graduellement rock, et que l’atmosphère des titres 5-8 est la même que celle des titres 1-4 : on n’a pas complètement évacué la joie, elle est juste difficile à entrevoir, et la gravité garde partout une longueur d’avance sur l’insouciance, non pour l’invalider, mais pour lui venir en aide en la relativisant, et en l’encourageant à aller de l’avant compte tenu des épreuves de la vie, malgré les épreuves de la vie ; «
Drive », le mot d’ordre. « Star Me Kitten » affiche l’allure reposante d’un rythme de croisière s’élevant jusqu’à un autre plan de conscience, annonçant le flamboyant «
Man on the Moon », troisième titre phare, flamboyant dans le style de la lumière derrière la grisaille, ou des étoiles dans l’obscurité nocturne. La beauté classique de «
Nightswimming », piano et violon obligent, puis l’émouvant «
Find the River », qui finit par nommer poétiquement notre raison d’être, achèvent de nous rassurer : cet opus est parfait.
Une deuxième grille de lecture parviendrait à la même conclusion, en se focalisant cette fois-ci sur une analyse plus fine de la répartition entre gammes majeures, optimistes, et gammes mineures, pessimistes. Une troisième grille de lecture s’attacherait plutôt à explorer le trésor que constitue la symbiose entre toutes les contributions : celles de Bill Berry, Peter Buck, Mike Mills, Michael Stipe et leurs nombreux invités ; les arrangements orchestraux de
John Paul Jones (
Led Zeppelin) ; la production de Scott Litt (« In Utero » de
Nirvana). Ainsi de suite. «
Automatic for the People » compte parmi ces albums qui offrent un démenti aux académiciens ayant encore des doutes sur l’intérêt que représente le rock, comparé à des genres réputés plus savants. Les rêves ne sont ni l’objet d’un quelconque art divinatoire, ni un théâtre freudien, ni un jeu de langage lacanien. Les rêves sont un autre regard, réel ou imaginaire, sur le monde. Le monde en général, notre monde intérieur, le monde qui nous entoure, le monde qui existe peut-être au-delà, le dialogue entre tous les mondes. Les sensations y ont autant d’importance que les significations éventuelles, et le mystère reste entier. L’injonction «
Drive and
Find the River » pourrait être, par déduction, l’une des clés de l’énigme, en réponse aux « Catch me if I fall » de « Texarkana » sur «
Out of Time ». «
Automatic for the People » serait, sur le mode d’un rêve guidé par une puissance réaliste, une autre version d’ «
Out of Time », au terme d’un long voyage introspectif laissant deviner d’autres découvertes non révélées.
D. H. T.
bon sinon, a part les tubes, je connais pas bien le groupe mais ta chro est bonne et donne envie de se pencher sur la question
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