Le mésestimé, le dictateur, le bleu-bite et l'irréductible …
Ce pourrait être le titre du remake d'un célèbre western. Mais point de cinéma ici, il s’agit de musique et de la vraie vie. Celles de
Pink Floyd, ou plus communément des Floyd, éminente formation britannique ayant porté haut l'étendard du rock progressif et psychédélique depuis sa fondation en 1964. Une musique faite de multiples expérimentations et une vie soumise à des tumultes incessants qui verra en l'an 1969 naître une œuvre des plus saugrenues : le controversé "
Ummagumma", en particulier vis-à-vis de sa séance studio.
Dans cet étrange concept en quatre chapitres qui voit chacun des quatre protagonistes fermement diriger celui qui lui est dévolu, le rôle du mésestimé est tenu par le claviériste Rick Wright … Cet impénitent effacé, bien plus par le caractère très réservé de sa personne que par son authentique talent de créateur musical et sonore, faut-il préciser … Un tempérament modeste qui fera de lui la principale victime de la phagocytose de
Roger Waters, l'implacable dictateur qui imposera au fil des ans le joug d'une politique totalitaire sur le travail compositionnel.
Lui, Wright, qui perpétua la coloration psychédélique initiée par
Syd Barrett. Lui qui inventa d'audacieuses tessitures, fruits d'une imagination débridée autant qu’inspirée, donnant toute leur sapidité à d’étourdissantes pièces telles que "
A Saucerful of Secrets", "
Atom Heart Mother" ou "Echoes". Lui qui fut si déterminant dans le "son
Pink Floyd" de 1968 à 1971. Et lui qui, pourtant, verra ses idées progressivement endiguées et finira par se faire éjecter sans ménagement lors du clash de "
The Wall" (1979). Cependant, en ce crépuscule des années 60, notre "mésestimé" disposait d'encore suffisamment de latitude pour réellement s'exprimer au sein du quatuor et se retrouve même en place d'honneur pour engager ce quatrième album des Floyd (en comptant l'escapade de la bande-originale "More").
Mon préambule parlait de western, mais c'est dans une atmosphère de péplum que verse l'ouverture de "Sysyphus", nous plongeant directement, avec ses sentencieux arrangements de cuivres et son spectaculaire martelage de tambours, dans une époque vieille de plusieurs siècles, celle de la mythologie grecque et du rusé personnage de Sisyphe. La fresque musicale que dépeint Wright évoque à merveille le mythe de ce fieffé manipulateur cheminant entre le monde des mortels et le royaume d’Hadès pour tenter d’échapper par tous les moyens à un châtiment auquel il finira par être soumis (on remarquera au passage le curieux parallèle entre le destin de Sisyphe et celui de Wright).
Le magicien des claviers et autres instruments électroniques nous transporte entre quiétude et tourments, lumière et obscurité, paradis et enfer, comme il avait déjà su si magistralement le faire sur "
A Saucerful of Secrets". On bascule d'un monde à l'autre sur le second acte de "Sysyphus" où le piano d'une beauté mélodique exaltée chavire peu à peu dans un chaos de dissonances et de résonances graves explosant en clusters pandémoniaques … Les Enfers s'ouvrent à Sisyphe, et le troisième acte nous chambarde par ses entrechocs d'effets criards, de stridences malsaines et de rythmiques décousues … Le bal des diablotins et autres esprits pernicieux, se manifestant de manière aussi sournoise que la tromperie de Sisyphe envers Perséphone, lui permettant de se soustraire pour un temps à son fatum … Le quatrième et dernier acte réserve quelques minutes de sérénité jouées sur une flûte paisible, lorsque Sisyphe coule des jours heureux à son retour sur terre, avant que de redoutables roulements n'emplissent l'espace. La tension dramatique est à son comble … Sisyphe est ramené de force aux Enfers pour subir le jugement, terrible … La sentence, implacable … Nappes sinistres, sonorités perturbantes, terreur sourde … Cette mise en scène musicale des Enfers, purement cauchemardesque, est comparable à la vision qu'approfondira plus tard Brian Williams (Lustmord), grand maître du dark ambient, sur son impressionnant "Heresy". Quelques vingt années auparavant, Wright en avait planté les premiers germes sulfureux.
La clôture de la pièce reprend le thème d'ouverture … Une éternel recommencement, tel le supplice du rocher auquel est condamné Sisyphe.
Changement complet de décor lorsqu'entre en scène le dictateur, en la personne de
Roger Waters, bourreau de Wright et mégalomane en puissance. Un caractère déjà embryonnaire aux premières heures (voir l'ironique diatribe de Barrett sur l'amer "Jugband Blues") et qui ira en s'accroissant, réduisant peu à peu ses camarades au rang de pions (de luxe). Il réalisera plus tard avec le fameux "
The Wall" l'œuvre de sa vie en même temps que celle-ci marquera la fin de l'union sacrée d'un quatuor miné par les tensions internes.
A l'inverse, le havre purement acoustique que représente "Grantchester Meadows" apparaît bien loin de toute cette agitation. On s'allonge nonchalamment sur l'herbeuse prairie, on se délecte du revigorant soleil et du joli chant des oiseaux. Une longue pause pastorale tout en plénitude et sobriété, rappelant la base acoustique de certains morceaux de "More" et d’autres qui émailleront "
Atom Heart Mother" et "
Meddle", ici épurée au maximum.
Puis la végétation croit et se densifie sur un "Several Species …" au titre que seul un die-hard de Bal-Sagoth pourrait énoncer de tête sans se planter tel un arbre. L'herbage devient jungle, théâtre d'une totale frénésie en queue de singe et tête de cacatoès dominée par un Waters s'amusant à recréer, avec sa voix repassée à multiples vitesses, l'environnement sonore d'une ménagerie surexcitée. Amalgame de cris de primates, rongeurs et volatiles se concluant sur un speech délirant, le résultat est aussi saisissant que déconcertant. Voilà bien une bizarrerie que seule une œuvre aussi hétéroclite que "
Ummagumma" pouvait accueillir.
La première face du spectacle se conclut et nous ne sommes pas encore au bout de nos émotions, car voici que notre bleu-bite, joué par
David Gilmour, empoigne sa guitare pour réaliser son grand baptême du feu.
Lui qui n'avait jusque là composé en solo que l’intermède hispanisant "A Spanish Piece" sur "More", le voilà brusquement à la tête du quart entier d'un album … Et le bougre relève le défi haut la main ! Pour lui qui fut à l'origine simplement appelé à la rescousse d'un
Syd Barrett en proie à d'intempestifs pétages de plomb, l'assurance et la personnalité se révèlent au bout de cette fameuse "The Narrow Way" : l'acte de naissance du désormais dépucelé bleu-bite qui deviendra le compère d'écriture privilégié de Waters sur la période couvrant "
Meddle" à "
Wish You Were Here" (1971-1975).
Le premier acte instaure un climat paradisiaque joué sur un rythme acoustique vif survolé d'effets scintillants comme le soleil sur un océan de cyan. Pour peu l'on verrait les cocotiers s'agiter sur nos têtes … avant que ceux-ci ne deviennent créatures arachnéennes menaçantes sur le second acte, toujours acidifié mais bien plus sombre et lourd, dérivant allègrement vers la dangereuse pente d'un bad trip angoissant. On nage bien avant l'heure de grâce du genre en plein stoner rock particulièrement riche en substances hallucinatoires … et prémonitoires.
D'ailleurs, question voyance, le troisième acte de "The Narrow Way" donne une vision étonnamment précise du futur du groupe, tirant les éléments qui feront la grande réputation du "son Floyd" post-1971 comme autant de cartes d'un tarot divinatoire … La guitare aérienne, son toucher subtil, glissant sur les courants stratosphériques, sans trop d'embonpoint technique mais avec un feeling monstrueux … La langueur ensorcelante des vagues qu'elle dessine, rehaussées des ornements d'une sublime lap-steel … Le chant doux et haut perché, si envoûtant … Tous ces traits qui feront la gloire des Floyd jusqu'à "
The Division Bell" et qui, souvent, occulteront l'empreinte psyché de Barrett / Wright qui avait marqué les débuts. Sur "The Narrow Way", un son est né, une étoile est née et ils illumineront jusqu'au bout les cieux floydiens.
Le mot de la fin est laissé à l'irréductible
Nick Mason, l'indéboulonnable batteur qui aura été le seul de la bande à vivre toutes les époques, des débuts sous un patronyme encore variable jusqu'à l’unique concert de reformation en 2005. Aux commandes de la machine percussive, il restera le seul à avoir survécu à toutes les tempêtes, toutes les crises et à l'heure de "
Ummagumma", il nous convie avec "The Grand Vizier's Garden Party" à une réception festive et exotique. Telle est du moins la promesse que laissait entrevoir le parchemin d'invitation … Car une fois sur place, la cérémonie s'avère quelque peu décevante … Si les parties atmosphériques à base de flûte champêtre et de nappes occultes aux étranges senteurs d'oliban me séduisent, les séquences purement rythmiques n'ont rien de l'emprise hallucinatoire caractérisant le reste de l'album.
Bien que Mason fasse les efforts pour user d'un panel varié d'instruments percussifs en peau et en métal comme en bois, il peine à rendre cette garden-party attrayante. Roulements tournoyants, breaks imprévisibles, entrechats syncopés, … il y a du travail, certes, mais l'habillage musical manque à mon goût. Le festival attendu, "l’entertainment", n'est pas au rendez-vous. Comme un sublime corps que l'on m'aurait promis et dont seul le squelette m'aurait été offert, m'obligeant à imaginer le reste. Cet ultime chapitre n'est pas foncièrement mauvais, notre "irréductible" ne déméritant pas, mais tout juste intéressant et pas réellement marquant.
Il est dommage que cette séance studio s'achève sur une scène un peu plus "faible" que les autres. Néanmoins et malgré sa progression décousue, "
Ummagumma" demeure à mes yeux un disque foisonnant d'idées et d'inventivité. Un kaléidoscope de rêves et de cauchemars complètement foutraques mais bigrement passionnants pour la plupart. Un bouquet musical, sonore … et visuel, véritable catalyseur d’imagination.
Souvent éclipsée par les autres astres que les Floyd ont mis en orbite, cette œuvre n’en présente pas moins une importance historique certaine, notamment par rapport à la composition échue à Gilmour. Un virage est amorcé, une page est en train de se tourner …
Chacun des musiciens, libre de toute contrainte ou avis extérieur, a laissé plein champ à sa créativité. Et à ce niveau-là, je place Wright et Gilmour au-dessus de leurs compères, leurs chapitres étant les plus consistants de même que les plus profonds de sens thématique (en particulier celui écrit par Wright), et ce n’est certainement pas un hasard s’ils ont chacun atterri en tête de face.
En cela réside la grande force de "
Ummagumma" : la mise en exergue des capacités individuelles, sans garde-fou, bien qu'il faille reconnaître que, quelque part, l'œuvre souffre de son manque de cohésion et de son aspect (trop) bigarré. Ce constat lui donne bien du mal, au regard d'un certain nombre, à rivaliser avec d'autres pièces des Floyd ayant résulté d'un véritable travail de groupe, d’un élan synergique, faisant parfois préférer la séance live.
De très bon niveau qualitatif, celle-ci revisite à coups de semi-improvisations quatre grands classiques des premières années de la formation.
L'extravagant "Astronomy Domine" se voit enrichi d'une longue dérive cosmique, tandis que la teneur occulte de "
Set the Controls for the Heart of the Sun" se retrouve accentuée grâce à des toiles orientales exacerbées et des séquences aux schémas rythmiques endiablés.
"Careful with that Axe, Eugene", simple face B du single "
Point Me at the Sky" mais longtemps restée un incontournable sur scène, n'est pas en reste. Le contraste entre ses confins hypnotiques, chargés d'encens, et sa fiévreuse éminence centrale annoncée par le terrifiant cri de Waters, propre à glacer le sang, m'impressionne à tous les coups. En revanche, je suis systématiquement déçu par la version live de "
A Saucerful of Secrets" proposée ici. Avec des arrangements différents, elle perd énormément du pouvoir narratif et cinématographique qui habitait son pendant studio.
A l'image de la séance studio, le live de "
Ummagumma" s'achève donc sur une note en deçà. Mais pour le reste, je ne boude pas mon plaisir.
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