L’album de la consécration, l’album de la maturité artistique … La perfection faite analogique puis (progrès oblige) encodage numérique, à portée d’oreilles de tous … Une répercussion sans précédent et un monument toujours fermement campé dans le peloton de tête des plus énormes triomphes commerciaux que l’histoire de la Musique ait connu … Le tube "
Money" que nul ne doit avoir contourné, le disque que tout le monde doit avoir écouté, parfois l'unique de la foisonnante discographie des britanniques à venir squatter les étagères du quidam … Voilà ce que
Pink Floyd a gravé dans le marbre avec "Dark Side of the Moon", le huitième album des britanniques sorti en 1973.
Huit comme le symbole de l'infini, de l'éternité, de l'immortalité dont cette œuvre semble être habitée aux yeux des simples mortels que nous sommes. Au firmament des nouvelles technologies de l'époque, sa qualité de production a tout de l’irréprochable comme de l'inaltérable. Le temps n'y a aucune emprise et ce ne sont pas les multiples liftings sonores effectués depuis qui lui feront prendre de l'âge, bien au contraire. Un authentique travail d'orfèvre réalisé sous la houlette d'un Alan Parsons déjà aux manettes du temps de "
Atom Heart Mother". Ce fut à peine trois petites années auparavant et pourtant diable que le gap en termes de clarté, de lisibilité, de plénitude et de modernisme peut être sidérant, d'autant que le même constat s'impose en comparant avec les plus proches "
Meddle" et "
Obscured by Clouds".
"Dark Side of the Moon" soit un aboutissement où chaque morceau, minutieusement composé, regorge de multiples détails passés au peigne fin, analysés au microscope et réglés tels les rouages d'une implacable mécanique, constituant autant de hauts défis techniques, qu'ils relèvent du jeu des musiciens, de l'enregistrement ou du mixage.
D'inexplorés univers s'ouvrent sous la propulsion des synthétiseurs VCS3, ces fameuses boîtes à boutons ancêtres de nos actuels "samplers", édifiant au début des seventies une véritable révolution dans la recherche de sonorités nouvelles. Aux commandes de ces fabuleux tableaux de bords, les Floyd se projettent dans une sombre dimension électronique au travers du portail cybernétique "On the Run". Ils n'hésitent pas non plus à élaborer des mélodies synthétiques aussi vaporeuses qu’une nébuleuse et scintillantes qu'une galaxie, s'aventurant avec l'ouverture de "Any Colour You Like" et le pont de "
Brain Damage" sur des chemins spatio-temporels croisant ceux de la frange la plus planante et futuriste du genre krautrock symbolisée par l'astre
Tangerine Dream.
Il y a les outils technologiques d'un côté, nécessaires dans une optique de progression, et le cerveau humain de l'autre, indispensable pour tirer le meilleur parti des machines. Une interaction que "Dark Side of the Moon" transforme en complémentarité win-win sous l'impulsion d'un quatuor de cerveaux fertiles en idées poussant comme autant de fruits gavés d'un inépuisable jus inspirationnel, récoltées pour en élaborer un produit fini novateur sous bien des aspects. Un jalon dans l'histoire de la Musique, cadencé par la mémorable basse de Waters égrenant son tic-tac de pendule sur "Time", rythmé par la mesure insolite de "
Money" que Gilmour, armé de sa Fender, pourfend d'un solo claquant tel une décharge électrique. Un passage de haut vol qui, allié au succès interplanétaire du titre en question, a largement contribué (et à juste titre) à élever le musicien au rang de légende. Un guitariste d'exception également capable de tisser des toiles de velours dans les instants les plus suaves, au détour des ascendances de la pop aérienne de "Breathe" et de la lap-steel rêveuse de "The Great Gig in the Sky".
Pulsations électroniques, voltiges krautrock, déchaînements rock, délicatesse pop, … tout un kaléidoscope miroite à nos oreilles, adjoint d’incursions jazzy scintillant du saxophone de Dick Parry ("
Money", Us and
Them"). Par le processus floydien, les combinaisons à partir de ces seuls éléments finis semblent indéfinies, qu’on les contemple par le filtre des influences musicales comme par celui des thèmes paroliers : la destinée, l'argent, la guerre, l'aliénation mentale, … C’est tout un spectre qui rayonne à partir d’une seule et même source, parfaitement à l’image du processus de diffraction prismatique représenté par la sobre pochette.
Un résultat d’autant plus bluffant que le groupe a réussi l’exploit d’offrir une progression fluide de la première à la dernière seconde, grâce à un travail de maniaque réalisé sur les transitions entre les différents morceaux. Ainsi, les horloges tapageuses de l'ouverture de "Time" sont le réveil après la confuse et palpitante suée cauchemardesque de "On the Run", tandis que ce même "Time" ralentit sensiblement à l'approche de sa clôture pour annoncer les lancinantes et mélancoliques notes de piano ouvrant "The Great Gig in the Sky". Chaque élément du triptyque "Any Colour You Like" /
Brain Damage" / "
Eclipse" est indissociable, l'ensemble filant sans heurt aux confins des lointaines voies cosmiques.
Souples fondus enchaînés, basculements plus soudains mais tombant toujours sous le sens, … l'écoute de "Dark Side of the Moon" donne la ferme impression d’écouter une unique pièce musicale. Une seule et même architecture dont le bâti laisse entrapercevoir des motifs récurrents, telles ces reprises de "Breathe" réapparaissant sur "Time" et "Any Colour You Like", les chœurs de "Time", "Us and
Them" et "
Eclipse", ou encore cette brillante performance vocale de Clare Torry ("The Great Gig in the Sky") dont quelques fragments se retrouvent fugacement éparpillés ici et là, poussières d’étoile créant un abouti continuum là où tout n'aurait du être que rudimentaire patchwork, qui plus est fort d'une étonnante concision … et ce n’est pas mince prouesse !
Alors pourquoi diable ai-je été (relativement) sévère quant à la notation de ce disque par rapport à ses prédécesseurs ? Et ce malgré d'entiers paragraphes pour le moins élogieux !?
Je suis forcé de reconnaître l'immense travail réalisé sur la composition de ce disque, en apparence très simple et abordable avec ses morceaux adoptant pour la plupart un format "chanson" voire "tubesque" facilement et rapidement mémorisable, mais en réalité très fouillé dès lors qu'on prend la loupe pour examiner la multitude d'arrangements et analyser la manière dont ils ont été pensés et agencés.
Un boulot gigantesque, c'est une évidence pour moi et quelque part, je l'admire. Seulement, j'ai toujours la désagréable autant que tenace impression de n'en être que simple spectateur. Là où je me sentais autrefois acteur catapulté au milieu du tumulte, choppé à la nuque puis immergé tête première dans un océan d'atmosphères (notamment sur le sommet que constitue "
A Saucerful of Secrets" à mes yeux), "Dark Side of the Moon" ne me fait observer le spectacle qu'à travers le petit écran. Je comprends sa teneur, l'apprécie mais ne le vis pas.
Pour moi, ce disque souffre paradoxalement de sa "perfection". Cette perfection qui en fait d'un côté une œuvre d'une rare cohérence et proprement intouchable d'un point de vue purement technique, le rendant en contrepartie très froid et clinique, induisant dans mon ressenti une invariable distanciation.
Je regrette la coloration et les délires de "
The Piper at the Gates of Dawn" et "
Ummagumma", que je ne retrouve ni aussi bigarrée ni aussi improbables dans ce "Dark Side of the Moon" bien trop élaboré avec la tête et pas assez avec le cœur. Les pièces dantesques de "
Atom Heart Mother" et "
Meddle" me manquent sur cet album aussi riche que trop réfléchi, pas assez impulsif à mon goût. Bien que disparates et non exempts de petits défauts ni de quelques longueurs, ses aînés n'en acquièrent pas moins une dimension nettement plus humaine et en ressortent d'autant plus touchants et poignants.
En cela, je reste persuadé que la (pour l'instant relative) mise à l'écart de Rick Wright, l'ultime garant (jusqu'à "
Meddle") du son psychédélique originel, n'est pas étrangère à ma perception. Bien que le bonhomme soit l'auteur principal de deux titres, je trouve son apport sur "Dark Side of the Moon" bien trop timide, bien trop retenu par rapport à ses capacités. Le langoureux "Us and
Them" pose le cadre romantique idéal pour siroter un verre de vin, rose à la main, avec sa charmante dulcinée … mais reste au final assez léger comparé aux pures défonces que sont le vortex abyssal de "Echoes", l'extase béate de "Summer '68" ou l'hallucinante fresque "Sysyphus".
De même, l'instrumentation de "The Great Gig in the Sky" s'oublie vite face à l’enivrante et magique improvisation vocale de Clare Torry qui la survole … et lui fait par la même occasion beaucoup d'ombre. Pour sûr que le morceau serait loin d'avoir la même portée sans cette intervention extérieure au groupe, sans ce chant d’une insoutenable intensité exprimant à lui seul toute l’horreur d’une guerre et toute la tristesse des âmes des défunts ayant péri au combat, sans cet éclair de spontanéité illuminant un disque où il y en a trop peu, si j'excepte les décharges foudroyantes lancées par Gilmour et ses soli électrisants, emballant enfin mon électrocardiogramme.
Où est passée l’imagination du claviériste, autrefois si débridée
Jetés sont les dés, bridée est dorénavant sa créativité
Par le carré duo Waters / Wright arrivé à maturité
Le fantasque Wright paiera les pots cassés
Une page est tournée …
Après des années d'hésitations,
Pink Floyd a trouvé sa direction. Les expérimentations sont toujours de la partie, mais autrefois réalisées avec la fougue du gamin, elles le sont désormais avec la réflexion de l'adulte. Finie la folle période des trips chargés en acides, place à l'âge de raison … et c'est une énorme part de fantaisie qui s'envole.
Voilà ce que je regrette principalement à l'écoute de ce "Dark Side of the Moon" et de ses successeurs, malgré leurs indéniables qualités. Car vu de mon extravagante fenêtre, le rock sans acides, c'est un peu comme le Tour de France sans dopage … ça manque sévèrement de pétillant …
Bref, la perfection n'existe que pour les gens qui la perçoit. C'est aussi simple que ça.
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