Un jour je reviendrai à New-York.
Avec toi.
Toutes les nuits déconner.
Sans d'autre but que de s'imprégner du rythme de la ville, nous arpenterons les rues à l'ombre des impressionnants buildings de Manhattan en sirotant des cafés bouillants et dégueulasses. Nous ferons les touristes, nous galoperons de Times Square au pont de Brooklyn, de Central Park au Chrysler Building, nous boufferons des pretzels en nous marrant. Nous parlerons de Paul Auster. Nous chantonnerons le générique de NYPD Blue. Nous prendrons des taxis, et le Staten Island ferry bien sûr. Nous hallucinerons au Guggenheim et au Museum of Modern Art.
Et puis, quelques jours après notre arrivée, quand l'euphorie sera un peu retombée, nous nous rendrons religieusement à St Patrick pour y écouter le morceau de Savatage adéquat. En traversant Lexington, j'espère que tu soulèveras ta jupe au dessus de la bouche de métro de Marilyn la scandaleuse, avant que nous ne bifurquions sur la 36ème pour enfin arriver à Sniffen Court, qui à l'instar de la tombe de Jim au Père Lachaise, est un lieu de pèlerinage du Rock.
C'est à cet endroit, tu sais, qu'y a été shootée en 1967 la splendide photo d'inspiration fellinienne illustrant le second opus des Doors. Peut-être y allumerons nous une cigarette assis sous les cavaliers blancs, toujours présents sur le mur du fond, pour laisser libre court à notre imagination et essayer de se représenter le photographe Joel Brodsky donnant ses directives aux saltimbanques échappés de La Strada, et au trompettiste en arrière-plan, qui n'était autre que son chauffeur de taxi et qui fut d'ailleurs dédommagé de 5 $ pour son temps. Puis je prendrai ta main, nous fermerons les yeux et nous écouterons ce disque.
Car malgré sa naissance ensoleillée dans le Studio B du "Sunset Sound Recorders", situé entre les mythiques Hollywood et Sunset Boulevards de Los Angeles, précisément sur Selma Avenue, "
Strange Days" est bien un disque new-yorkais : mélancolique, pluvieux, poétique et désenchanté, incitant à la rêverie et au spleen. Et Sniffen Court sera le lieu idéal pour vivre pleinement cet album, se remémorer sa ténébreuse beauté et son aura fascinante.
"
Strange Days" est tout d'abord une révolution technologique. Il faut se rappeler qu'à la fin des 60s, les plus grands studios ne sont équipés que de quatre pistes, que les prises de batterie, par exemple, ne se font au mieux qu'avec trois micros (grosse caisse / caisse claire et un dernier placé au dessus du kit pour l'ensemble des cymbales et des toms), et que la technique du "bouncing" permettant de "fondre" plusieurs pistes enregistrées en les regroupant sur une seule afin de libérer les autres vient seulement de naître, mise au point par le mythique et génial Georges Martin, producteur et cinquième membre des Beatles, dois-je le préciser. Si ces techniques semblent aujourd'hui enfantines puisque disponible sur tous les home-studios premier prix, il me semble nécessaire de resituer le contexte pour mieux apprécier le son fantastique, à la fois percutant et délicat, créé par le producteur Paul Rothchild et l'ingénieur du son Bruce Botnick.
Pour "
Strange Days", les Doors passent des quatre pistes du premier album au tout nouveau huit pistes conçu par Allan Emig, ce qui va leur permettre, comme les Fab Four l'ont fait sur "Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band" qui sortira quatre mois avant, d'enrichir leur travail de nombreux overdubs et autres modulations de fréquences, et de donner ainsi une consistance remarquable et une couleur particulière à ce "
Strange Days" psychotrope. Notons également que c'est eux qui pour la première fois utilisent un synthé Moog (que l'on peut entendre sur le morceau éponyme).
Ce disque est ensuite et surtout un contre-pied terrible au Summer of
Love et à l'ambiance hippie de 1967. Alors que la jeunesse américaine, les cheveux emmêlés de fleurs, baisouille et s'embrume le cerveau à San Francisco entre deux manifestations contre la guerre du Viêt Nam, croyant encore possible une vie idyllique, les Doors ont déjà mis les illusions au placard et enterré toute trace, même infime, d'espoir. Antithèse hallucinante de l'insouciant "Sgt. Pepper's", ce second full-length, disponible huit mois seulement après le premier album, ne contient que des morceaux ultra-pessimistes et malheureusement visionnaires : "
Strange Days have found us,
Strange Days have tracked us down, They are going to destroy our casual joys".
Prophéties funestes, addictions fatales, constats d'impuissance, sentiments de malaise et de solitude sont donc la trame de cette œuvre brillante. L'exemple le plus frappant est celui du poème "Horse Latitudes", une violente métaphore de la futilité, voire de l'absurdité de la vie humaine, évoquée à travers la route maritime empruntée par les navires espagnols pour transporter des chevaux vers les Antilles. Le vent venait souvent à manquer sous ces latitudes subtropicales, et les voiliers pouvaient s'y retrouver immobilisés fort longtemps. Chaque goutte d'eau devenant précieuse, les marins se résolvaient parfois à jeter par dessus bord les malheureux étalons. Jim décrit d'une façon terrifiante leur lutte, vaine, et leur agonie, suivies quasi instantanément par le calme de la mer à nouveau lisse, plate, comme si rien ne s'était passé (carefully refined and sealed over).
Même les titres à priori plus joyeux se révèlent finalement morbides : "Moonlight Drive" (tout premier morceau des Doors dont une version avait été enregistrée pour l'album précédent) est en fait une invitation au suicide façon Grand Bleu; et "
Love Me Two Times" cache sous son apparence badine un sentiment de malaise et d'urgence à profiter, une fin proche semblant inéluctable. Quant à "My Eyes Have Seen You", elle reprend de façon lumineuse le thème de la dérive totalitaire chère à Georges Orwell : " Let them photograph your soul /Memorize your alleys /On an endless roll"...
Avant que tu ne te taillades les veines , une petite anecdote plus gaie... Tu sais qu'un vrai groupe de Rock se doit d'avoir sa multitude d'incidents concernant des doses de came foireuse ou/et de groupies débridées. J'en ai une à te raconter. A l'image de
Freddie Mercury, qui composa "Bohemian Rhapsody" en sniffant de la coke sur le piano transparent du célèbre producteur Roy Thomas Baker tout en se faisant turluter, la légende veut que Jim ait enregistré "
You're Lost Little Girl" avec l'aide de sa muse Pamela Courson, héroïnomane notoire à qui, ironiquement, il s'adresse dans la chanson : "
You're Lost Little Girl / I think that you know what to do / Impossible? ". Bruce Botnick n'étant pas satisfait des intonations de Jim lors des prises de ce morceau, il proposa en plaisantant que l'on descende chercher une fille de joie pour pratiquer une fellation au Lizard King, ce qui rendrait à coup sûr sa voix plus suave. Pam, qui traînait dans le studio, s'offusqua qu'on veuille lui ôter ce qui lui revenait de droit et rentra dans la cabine. La prise qui suivit fut la bonne. C'est d'ailleurs ce morceau que Ray joua lors des adieux à Pam en 1974.
La Musique... Comment te décrire cet improbable mélange d'influences blues, rock, jazz, psyché; ce melting-pot surréaliste et unique au service d'un crooner alcoolique sous LSD, possédé et hypnotique ?
Sans surprises, c'est encore et toujours le talentueux organiste Ray Daniel Manzarek qui se taille la part du lion, assurant les lignes de basse de la main gauche sur son piano basse Fender Rhodes tout en jouant les rythmiques ou les mélodies sur son Continental Vox, prolongement naturel de sa main droite. Deux titres ont toutefois été agrémentés de guitare basse, enregistrées par Douglas Lubahn (
Clear Light) : "
You're Lost Little Girl" et "My Eyes Have Seen You".
Robbie Krieger et John Paul Densmore sont pourtant loin d'être en retrait, s'affirmant dans le groupe de façon antagoniste, la finesse de la guitare s'opposant à une batterie de plus en plus violente (réécoute par exemple les pêches et cette frappe si hargneuse sur "
Strange Days" ou sur "
Love Me Two Times"). Les deux musiciens équilibrent ainsi de façon parfaite la symbiose entre Ray et Jim,
Ange Noir charismatique, écorché, sexy et incontrôlable dont le talent explose furieusement sur "When
The Music's Over", hymne apocalyptique et intemporel, qui de par sa terrible violence et sa liberté infinie, s'impose à mon sens comme précurseur incontournable de la Musique Extrême.
Le Cri du Papillon nous ayant emporté très loin, nous rouvrirons les yeux et nous reviendrons, difficilement, à la réalité. Il nous faudra laisser s'évaporer les fantômes de contorsionnistes, acrobates et autres Monsieur Muscles qui ne manqueront pas de danser encore un peu devant nos yeux humides, mouillés par cette expérience et ce sentiment d'angoisse et de découragement qui succède invariablement à l'écoute de ce chef d'œuvre, peut-être parce que l'on a perçu profondément, et qu'il faudra l'oublier de nouveau, une sinistre vérité: Music is your only friend, until
The End, until
The End...
Tu fais les bagages ?
"Light My Fire" est effectivement un morceau un peu trop enjoué et ciblé radio qui fait un peu tâche dans le premier album, mais je l'aime quand même, tout comme "Touch Me" qui fait pourtant très "Michel Drucker présente Champs Élysées".
Concernant les bouquins de Sixx, c'est fort possible, il y a plusieurs histoires qui se recoupent entre les deux bouquins d'ailleurs.
Parlant d'anecdote, j'ai déjà vu un très bon hommage aux doors dans un festival extérieur et le claviériste avait habilement et subtilement modifié le solo de clavier de Light My Fire.. Si certains ont peut-être crié au sacrilège, moi j'avais trouvé qu'il respectait l'esprit de la pièce et qu'il avait juste rendu le solo moins... agressant!
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