Le succès et sa redoutable rançon s'accompagnant d'une pression insoutenable n'ont pas toujours eu du bon pour un groupe de rock. Plus encore lorsque son leader et parolier principal sur lequel repose quasiment tout le poids du groupe ainsi que la vénération de toute une génération est de nature dépressive et sombre de façon irrémédiable dans la drogue. Mais cela peut aussi avoir du bon artistiquement et déboucher sur un des plus grands disques dans l'histoire du rock...non il ne s'agira pas de "Nervermind" qui bien que méritant très largement le qualificatif de "grand disque" a trop souvent (à tord) fait de l'ombre à son petit frère torturé et d'avantage mélancolique et rageur : "
In Utero" car c'est de lui qu'il sera question ici.
"
In Utero" : "dans l'utérus" traduirait-il par son titre une envie inconsciente ou non de retrouver le lieu originel du ventre de la mère loin de toutes préoccupations pour le leader de
Nirvana ? Nul ne pourra jamais l'affirmer avec certitude, néanmoins l'hypothèse reste plausible lorsque s'additionnent coup sur coup les problèmes de Kurt Cobain en cette année 1993 où sort cet album. Devenu l'icône de toute une génération de jeunes marginaux mal dans leur peau, Kurt Cobain supporte mal la pression engendrée par le succès colossal du bébé nageur ("
Nevermind") et se noie dans une addiction à la drogue (dure) prétextant ainsi se débarrasser d'autres problèmes de santés douloureux à encaisser au quotidien (brûlures à l'estomac, scoliose...). Ajouté à cela une vie privée mise à mal par des paparazzis particulièrement odieux n'hésitant pas à violer son intimité avec sa femme et sa fille venant tout juste de naître, et voulant lui attribuer l'étiquette de père drogué et irresponsable, on peut alors d'ores et déjà prédire que ce "
In Utero" ne sera pas de la même trempe qu'un "Nervermind" propret et charmeur à souhait. Non, car l'heure n'est plus à la reconnaissance mais bel et bien à la révolte.
Et de la révolte et de la volonté de revenir à un son et des compositions plus underground on peut dire qu'il y en a dans ce disque, ne serait-ce que dans le son que Steve Albini, le nouveau producteur, a donné au groupe : un son particulièrement abrasif, rugueux, et sombre : le plus proche possible du son de
Nirvana en live afin de se débarrasser d'une étiquette de grunge/commercial que le groupe s'était vu affublée et avait de façon très peu habile refilée à
Pearl Jam durant un temps. Mais il ne faut pas non plus s'attendre à un disque inaudible et underground pour le seul plaisir de l'être car ici le groupe synthétise de façon très ingénieuse le meilleur de ses deux précédents albums : le côté "sale" et authentique de
Bleach mais en beaucoup plus abouti et mieux produit avec la maturité en plus, et la qualité d'inspiration de "
Nevermind" au niveau des mélodies et des compositions... et quelles compositions!
Tantôt nihiliste, rageur, mélancolique, mais aussi d'avantage pop et lumineux par moments, ce disque est certainement le plus varié et le plus personnel du groupe. Le morceau d'ouverture est par ailleurs formidable et semble presque une provocation envers ceux qui s'attendaient à voir débarquer un "Smells Like Teen sSpirit" n°2, au lieu du riff de guitare à la fois clair, direct et d'emblée accrocheur qui ouvrait jadis "
Nevermind", un grand bruit de saturation sonore fait son apparition pour ouvrir le disque précédé par quelques claquements de baguettes du batteur Dave Grohl, et laisse place à un son de guitare cradingue non-commercial par excellence. Toutefois, s'en tenir à cette première impression d'auto-sabordage serait pure folie tant la suite est brillante : le riff de guitare de "Serve the Servants" qui ouvre ce disque est tout simplement génial et demeure un des plus recherchés de la carrière du groupe. Quant au chant il est beaucoup plus subtile et moins prévisible que sur "
Smells Like Teen Spirit" car au lieu de comporter deux temps bien distincts : l'un calme et mélancolique sur les couplets et l'autre rageur sur les refrains, il contient ici une ligne de chant plus ou moins constante qui se centre avant tout sur la justesse et sur l'émotion de lassitude et de désabusement véhiculée. En effet, Kurt Cobain attaque fort en se disant "vieux" et "ennuyé" d'entrée de jeu, sans doute fait-il référence aux épreuves traversées en un laps de temps si court liées au succès qui semblent le faire vieillir prématurément ? En tout cas, ici c'est essentiellement le thème du divorce qui est abordé par ce dernier, l'album débute sur ce qui semble avoir toujours été la source du mal-être du chanteur depuis son enfance : le divorce de ses parents que ce dernier n'aura jamais complètement accepté lui faisant aussitôt perdre le caractère joyeux et insouciant que ses proches lui connaissaient jusqu'alors. Le ton est donc donné : "
In Utero" sera d'avantage intime et personnel sans chercher à plaire à un public très large, faisant primer le côté artistique du groupe avant tout.
Passé ce morceau d'ouverture des plus alléchant, on ne peut qu'être surpris par le morceau suivant : "Scentless apprentice" qui est très certainement un des morceaux les plus violents jamais enregistré par le groupe. Les effets sonores de saturation présents ici sont particulièrement incisifs et succédé par des riffs d'une efficacité brutale, le tout soutenu pas une rythmique absolument remarquable d'un Dave Grohl monumentale. Quant au chant de Kurt Cobain plein de tension sur les couplets, ce dernier explose littéralement sur les refrains où il s'arrache véritablement les cordes vocales en hurlant : "GO AWAAAY!!!", à tel point que l'on peut a priori effectivement fuir si l'on regrette d'ores et déjà la saveur mélodique de "Nervermind" ou au contraire rester si l'on apprécie ce genre de défouloir manifestant à merveille la rage d'un artiste à fleur de peau. En tout cas ce n'est pas le genre de morceau qui fera l'unanimité ou qui sera apprivoisé facilement par tous. Tant mieux, c'est précisément ce que voulait le groupe il semblerait. Et pour être bien sûr que le message passe, le groupe a par ailleurs dissimulé deux autres morceaux du même acabit : "Milk It" et "Tourette's" bien plus loin afin de laisser le temps à l'auditeur de reprendre ses esprits mais de ne pas oublier qu'il a à faire à un groupe ne s'imposant pas de limites quand il s'agit d'hurler sa haine. Cependant, à la différence d'un "Tourette's" manquant clairement de subtilité et valant essentiellement pour ses quelques breaks bien placés, "Milk It", lui, sera un morceau absolument marquant : des paroles absolument glauques au possible, des couplets quasiment murmurés sur un rythme lent et pesant laissant place à un riff de guitare très élaboré et un chant complètement écorché et enragé sur les refrains. En bref, le genre de morceau qui prend aux tripes et ne s'oublie pas de si tôt... il sera le point d'orgue de noirceur de ce disque.
Mais, bien entendu il n'y a pas que de la noirceur dans "
In Utero", il y a aussi de la provocation purement rock'n'roll à l'image de ce "Rape Me" (viole-moi) légendaire qui loin d'être une ode au viol physique pur et simple est une métaphore du viol de la vie privée que font subir des journalistes un brin présomptueux à des célébrités et auxquels Kurt dresse ici un immense doigt d'honneur. Musicalement, si ce morceau est devenu un classique c'est précisément parce qu'il est
Nirvana dans toute sa splendeur : un riff de guitare simple et entêtant, un rythme implacable, des refrains qui restent bien en tête, et une montée en puissance pleine de rage vers la fin du morceau... Le grunge dans toute sa splendeur. Au menu des classiques il y a bien entendu également "
Heart Shaped Box", morceau conjuguant à merveille mélancolie sur les couplets et énergie sur les refrains : une vraie bouffée d'oxygène tout à fait accessible en comparaison au "Scentless Apprentice" qui l'a précédé. A noter également que le clip de ce morceau (signé Anton Corbijn quand même!) à la fois esthétique, loufoque, et amusant ,vaut largement le coup d’œil.
D'une précision et d'un savoir faire incroyable, le groupe est ici capable de produire des riffs de guitare rapides et implacables sur des rythmes s'opérant en plusieurs temps précis ("Frances Will Have Her Revenge on Seattle") et des rythmes tantôt "pop" : simplistes et sautillants ("Very Ape"). Mais, ce qui donne ce petit plus à "
In Utero" c'est bel et bien ses mélodies poignantes. Celle de "
Pennyroyal Tea" le fait d'ores et déjà figurer au rang de classique du groupe, et sera d'autant plus mise en évidence en version acoustique lors du fameux Unplugged enregistré peu de temps après la même année. Il en va de même pour ce "Dumb" aux subtiles violoncelles qui pourrait tenir lieu de ballade majeure du disque si ce dernier ne se terminait pas sur le bouleversant : "All Apologies". Sur cet ultime morceau, s'ouvrant sur de douces notes de guitare mémorables, Kurt Cobain synthétise tout ce qui a pu l'affecter précédant la réalisation d'"
In Utero" avec beaucoup d'amertume et de cynisme (harcèlement, surexposition médiatique...). Sa voix unique, toujours fragile, cassée mais mélodieuse gagnant en sérénité à mesure que touche la fin du morceau. C'est donc sur cette touche de douceur et d'apparente tranquillité que se conclut cette oeuvre aussi dense qu'intense émotionnellement... La fin d'un des groupes de rock les plus marquants de l'histoire ainsi que sa légende étaient déjà en marche.
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