L'immense succès de
Born to Run n'est pas sans conséquence, ce qui amène vite son jeune auteur à reconsidérer et mettre en question l'ensemble de son travail.
D'une part, la mainmise du producteur Mike Appel sur les questions artistiques, stipulée dans des contrats que Bruce a naïvement signés, fait grandir le désaccord entre les deux amis. Appel a sa vision bien arrêtée des arrangements et de l'univers musical à mettre en oeuvre.
D'autre part, l'artiste sent que l'engouement autour de lui risque de le couper de ses racines: "Si je m'éloignais de ces choses vers une sphère de pure liberté, faire de sa vie ce qu'on veut, sans liens: c'est là où beaucoup de gens que j'admire se sont éloignés des choses qui les rendaient sensationnels. Et plus que riche, et plus qu'heureux, je voulais être sensationnel."
On sait notamment que la récente mort d'
Elvis Presley, l'idole d'enfance a été bien mal vécue.
Born to Run, album majeur, grosse tournée. Les affaires ont été bonnes et l'auteur-compositeur se paie une villa à Holmdel, New Jersey. C'est ici qu'il composera la plupart de ses classiques. Le E-Street Band peut y répéter à volonté sans contraintes. Ce luxe va vite s'avérer absolument nécessaire suite à la brouille entre le producteur Mike Appel et son poulain. La rupture entre les deux hommes est consommée en janvier 1976. Le conflit prendra fin plus d'un an après et, pour faire bonne mesure, une ordonnance du tribunal défend à Springsteen d'aller en studio sous la houlette d'un autre producteur. C'est l'enfer, mais le songwriter tiendra bon jusqu'à la fin du procès.
En attendant l'issue heureuse de ces débats juridiques, le chanteur compose pléthore de nouveaux titres et retourne sur scène. Il s'y défoule comme un diable, scandant chaque soir le It's my Life des Animals: "It's my life and I sing what I want". Son futur producteur, Jon Landau s'efforce de faire lire des classiques, regarder le meilleur du cinéma américain et de donner une intelligence politique accrue à la virulente conscience sociale de Bruce. L'élève dévore tout avec curiosité et surprend son mentor. Cette matière nouvelle va transformer l'écriture de notre rocker, prolifique comme jamais et officiellement interdit de créer!
De tout ce refoulement, il résulte que
Bruce Springsteen va "pondre" environ soixante-dix titres variés et en enregistrer une bonne partie. Cela dit, si les idées se bousculent, la direction artistique est définie assez tôt. Landau dira : "Du café noir, pas de guimauve!" On peut noter une double opposition dans les influences confrontées dans l'oeuvre à venir:
Sur le plan musical, la vision Pop de Jon Landau se heurte en partie à celle du meilleur ami et guitariste "Miami" Steve Van Zandt plutôt versé dans le Garage Rock, léger avantage à Van Zandt au final.
Sur le plan thématique, Springsteen s'expose à deux influences, alors nouvelles pour lui, qu'il assumera tout au long de sa carrière, celle de la Country qui traite les thèmes adultes de l'engagement, de la place de l'homme dans la société, mais aussi l'explosion Punk dont il admire l'énergie et l'absence de compromissions.
Enfin libre et maître de son destin artistique : le jugement tombe fin mai et Mike Appel lâche l'affaire, acceptant sportivement son échec! Le 1er juin 1977, Bruce et le E Street Band se ruent à l'Atlantic Recording Studio comme un seul homme. L' enregistrement se poursuivra par la suite au Record Plant. Il résulte de toutes ces tensions une recherche de pureté et d'austérité qui excluent beaucoup de titres bien construits. On veut un résultat brut de décoffrage, Rock sombre et concentré avec une pointe d'amertume. Par exemple, le magnifique titre "
The Promise" a été joué à toutes les sauces durant des mois avant d'être rejeté. Le cauchemar de l'enregistrement de
Born to Run reprend peu à peu forme. Une année de labeur va s'écouler... Non seulement, Springsteen compose sans cesse mais il est perfectionniste comme jamais. La principale victime en est le batteur "Mighty" Max Weinberg qui passe des heures à taper comme un bûcheron sous l'oeil du perpétuel insatisfait!
L'exigence extrême de Landau et Springsteen sur le rendu sonore place l'ingénieur du son Jimmy Iovine, crédité d'un bon travail sur
Born to Run, dans une impasse totale. Que faire ? Prendre un avis extérieur. L'intervention de Chuck Plotkin, producteur jusqu'alors, sera sollicitée lors de la phase de mixage. Plotkin va optimiser Darkness en lui donnant l'effet recherché: une dimension rurale, cette vision de la route et des grands espaces si opposée au Rock urbain des premiers albums.
La voix du chanteur a presque connu une seconde mue. Il dira par la suite que c'est sur Darkness qu'il a trouvé sa voix adulte, celle qui va du dépit et de la fausse résignation de "Factory", de la mélancolie de "Racing in the Street" à la colère d'"Adam Raised a Cain". Le son des guitares, très saturé, marque une évolution comparable. C'est à partir de cet opus que le jeu de Bruce se démarque clairement de celui de son guitariste Steve Van Zandt. C'est aussi ce son dur de Telecaster que Springsteen utilisera principalement en concert tout au long de sa carrière. Le solo final de "
Prove It All Night" peut tout à fait servir de mètre étalon pour illustrer son style.
Tout le groupe est à créditer de bonnes performances, en particulier Clarence Clemons qui réussit à inviter son sax tenor sur des parties peu évidentes comme celle de "
Badlands" mais aussi le batteur Max Weinberg qui groove merveilleusement. Le saxophone du Big
Man nous joue une sorte de charge de cavalerie propice à la vision de grands espaces. Les nappes de clavier de Federici sont superbes sur "Racing in the Street" et que dire du pianiste Roy Bittan, simplement magique et omniprésent. Côté rythmique, "Candy's Room" offre un crépitement digne d'un bouquet final de feu du 4 juillet, bon sang voilà encore un temps fort.
La tension est palpable à tout moment sur ce LP, gavé de futurs classiques, exceptées les deux plages "de repos", "Racing in the Street" et "Factory". Landau a nourri le jeune auteur d'idées noires issues de la Folk et de la Country. Le dénuement et la sobriété qui en découle permettent d'accentuer les contrastes et la soudaineté des diatribes. Constamment sur le fil du rasoir, le groupe nous emmène vers des explosions émotives. Ici des mélodies fondues dans le plomb, là un refrain rageur. On trouve ce procédé sur le titre éponyme, "Streets of Fire", en fait un peu partout sur le disque même si certains morceaux ont un tempo plus enlevé comme la grandiose cavalcade "
The Promised Land". Cette dernière sonne comme une profession de foi, annonciatrice de ce que le Jersey boy devenu adulte fera continuellement: insister sur la promesse éternelle du rêve américain.
"Mister, I ain't a boy, no I'm a man
And I believe in a promised land"
A l'image de la pochette, un Bruce "blue collar" se réinvente trimard prolo pour coller à ses racines et idéaliser son sujet majeur : le combat quotidien de chacun pour la dignité. "Factory" est une lettre ouverte à Douglas Springsteen, le paternel qui, comme la chanson l'indique, a connu une vie professionnelle misérable. Il y a l'hommage au père mais aussi le revers de la médaille. Avec "Adam Raised a Cain" explose la rancoeur envers cette figure tutélaire implacable:
"
Mon père a travaillé toute sa vie
Pour rien d'autre que la douleur
Maintenant il arpente ces pièces vides
Cherchant à qui la faute
On hérite des pêchés, on hérite de la flamme
Adam éleva Caïn."
Les personnages de
Born to Run ont grandi, mûri. La vie ne leur a pas fait de cadeaux et le champ lexical de la colère n'est jamais très loin. Ainsi, le narrateur de
Darkness on the Edge of Town fait savoir à la belle qu'il a connue autrefois et qui habite aujourd'hui les beaux quartiers, qu'elle peut le retrouver dans la banlieue pourrie si ça lui chante !
"
Badlands" nous avertissait dès le départ, pied au plancher, de l'avalanche d'émotions balancées ici à des fins thérapeutiques. Darkness, deuxième chef-d'oeuvre de Springsteen est vraiment l'album des tensions mais aussi, et paradoxalement, de la quête de la maturité. On y trouve un certain folklore, l'Amérique de Norman Rockwell avec la crise en arrière-plan; c'est qu'ici les détails importent et sont souvent des obstacles qui broient les personnages ou les obligent à se dépasser pour atteindre leur idéal.
L'album sort le 2 juin 1978 et se place assez modestement trente-neuvième du Billboard. Les DJ's sont conquis et il se retrouve cinquième la semaine suivante. C'est un triomphe et le disque figurera quatre-vingt-trois semaines dans le classement! La tournée qui s'ensuit est mythique. C'est à cette occasion que les membres du E Street Band se bâtissent une réputation solide de marathoniens avec des concerts dépassant souvent les trois heures. Témoignage d'un groupe au meilleur de sa forme, cette galette n'a rien perdu de sa pertinence plus de trente-cinq ans après sa sortie.
Merci pour cette formidable chronique !
chapeau bas
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