Incroyable mais vrai : la maturité existe chez
Blur. On l’a même rencontrée, incarnée par cet album sobrement intitulé «
Blur » qui, d’un point de vue chronologique, prend place entre un bon «
The Great Escape » et un « 13 » moyen. Cette situation est d’ailleurs symptomatique de ce que vaut cette formation dans l’ensemble, qui n’a jamais excellé sur aucun projet, mais qui en moyenne demeure bonne voire assez bonne.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, aucun de leurs opus ne méritant de figurer dans la liste des disques légendaires de la pop ou du rock, assez loin de l’enthousiasme que purent susciter à juste titre les Beatles ou les Doors en leur temps,
Blur n’est pas davantage meilleur sur le terrain des titres considérés indépendamment les uns des autres, dans le sens où aucun de leurs hits n’atteint le niveau de qualité de chansons aussi jouissives que « True Faith » de
New Order ou « Hallelujah » des Happy Mondays, ou encore la majesté de « Bittersweet Symphony » de
The Verve (basé sur « The Last Time » des Rolling Stones), sans parler de l’hédonisme somptueux des meilleurs succès de
Suede ou de
Garbage.
Quelle est donc cette fameuse qualité commune à tous ces exemples, et qui a échappé à
Blur ? Le fait d’assumer une seule ligne directrice et de s’y tenir du début à la fin, avec ce style franc et entier auquel on reconnaît les bons adultes.
Blur a souffert de la sophistication composite et, pour tout dire, hésitante ayant contribué à développer une sorte de malédiction chez eux, celle de devoir accepter, tolérer un public en partie formé de médiocrates, d’esprits faibles, de gens résignés, jusqu’à la complaisance, face à la morosité de leur époque.
En même temps, personne n’est infaillible. Le maintien permanent au sommet ne se rencontre pas tous les jours au coin de la rue. Mais certains font quand même plus attention que d’autres, et il faut bien admettre que, dans le cas de
Blur, on est plus d’une fois tenté de se demander, à l’écoute de leurs baisses de régime, s’ils le font exprès ou si c’est totalement inconscient de leur part. Quelle que soit la réponse, elle ne témoigne pas en faveur d’un quelconque aboutissement. On reste malheureusement dans l’entre-deux, dans la demi-mesure, dans le comportement fuyant d’une bande de collégiens (ou d’élus politiques, ce qui revient au même, en pire) incapables d’endosser la responsabilité de leurs pitreries et invoquant le non-argument par excellence : le second degré, où les vrais talents sont hélas rarissimes.
Bien entendu, il faut relativiser. Il y a des choses bien plus graves dans le monde que la décadence des musiques populaires occidentales, mais ces dernières, mondialisées, contribuent à une ambiance, et c’est aussi cette ambiance qui aide le monde à tenir, adoucissant les mœurs et donnant du cœur à l’ouvrage. Alors autant demander aux rockeurs de faire de bons albums.
Est-ce parce que toute généralité admet des cas particuliers, toujours est-il que, dans le cas de «
Blur », la demande a été largement entendue. Plus dépouillé, plus électrique et plus introspectif que le précédent «
The Great Escape », également riche en sonorités acoustiques bien dosées, moins nasillard et moins criard, plus posé que tout ce qu’ils ont pu commettre auparavant, ce disque mérite l’attention, le respect et la considération. C’est du très bon travail.
Que l’on en juge : en quête d’un noyau dur, d’une solidité substantielle, « Beetlebum » permet au groupe de s’exprimer pleinement, entre les accords de guitare qui avancent à pas prudents et l’osmose entre le chant principal et les chœurs, au service d’un texte à la fois simple et audacieux, illustrant la manière dont le rock s’est démarqué du blues traditionnel en traitant de manière moins implicite le thème de la sexualité (« She'll suck your thumb, she'll make you come »), sur quoi « Song 2 », explosif et totalement réconcilié avec le grunge, achève de poser les premières bases d’une série de quatorze titres qui tiendront la route.
Les bases secondaires reviennent au calme mélancolique de « Country Sad Ballad
Man », graduellement plus agressif et donnant un autre indice de la maturité ambiante, un indice paradoxal : puisque les intonations poussives de
Blur sont un défaut qui trahit leur confusion, il leur fallait d’abord arrondir les angles partout, avant d’injecter davantage de puissance. Ainsi les souvenirs inconscients de
New Order ou de
REM, que l’on peut déceler dans le rock à la fois primaire, mélodieux et dissonant de « M.O.R », ou la discrétion des effets électroniques intégrés au festif « On Your Own », prouvent que c’est en atténuant le plus possible leur propre caricature que les musiciens parviennent à s’affirmer.
C’est là que le plus méditatif « Theme from Retro », faisant la part belle aux instruments, prend son envol, et que « You’re So Great », d’abord plus proche de la dualité intime entre la voix et la guitare acoustique avant d’accueillir la guitare électrique, termine en beauté la première partie du disque.
La lenteur sombre du rythme de «
Death of a Party », qui préfigure le « Clint Eastwood » de Gorillaz, constitue pour Damon Albarn une opportunité de traduire l’émotion du chant avec justesse, grâce à une voix claire et appliquée. Plus punk, à la limite du hardcore, « Chinese Bombs » fait le plein d’énergie et passe tout seul, car la guitare recourt à la même simplicité brute que partout ailleurs : la couleur de l’opus reste reconnaissable, la violence n’étant qu’une question de degré. Dans une synthèse réussie entre «
Death of a Party » et « Chinese Bombs », « I’m Just a Killer for Your
Love », rumination du tueur passionnel, ne laisse plus, après lui, que quatre chansons pour faire un pas de travers.
Cette fois,
Blur n’en fera aucun : du folk dynamisant de « Look Inside
America » aux mystérieux commentaires d’ « Essex
Dogs » (où l’on croit reconnaître
Kat Onoma, puis René Aubry), en passant par les horizons planants de « Strange News from Another Star » et la folie maîtrisée, vraiment marrante pour le coup, de « Movin’ On », ils ont atteint le sommet de leur art. Il ne s’agit pas d’un chef d’œuvre absolu, mais de leur meilleur album s’il faut indiquer une préférence par rapport à «
Think Tank », tout aussi bon dans un style plus bariolé. Ce «
Blur », un vrai classique du genre, n’a pas pris une ride en 2017, soit vingt ans plus tard.
D. H. T.
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