Faste période pour notre bien-aimée musique que celle s’étalant de la seconde moitié des années 60 au début des années 70. Sous l’impulsion de la "révolution" psychédélique, son visage s'en verra à jamais changé. A l’œuvre : le débordant influx imaginaire de bons nombres d'artistes, bien stimulé il est vrai par l'usage intensif des bienfaiteurs psychotropes. Les pulsions novatrices fusent telles des décharges d'adrénaline, les expériences bouillonnent telles une paillasse de laboratoire, chacun fait exploser le conformisme, cherche à dépasser ses propres limites et repousse (consciemment ?) celles de l'art musical, résultant en une émulation créative ayant largement touché (entre autres) le pays de sa majesté la Reine.
C'est en cette contrée pourtant peu propice à s’écarter de son flegme légendaire que nous avions laissé ces biens sympathiques rockers des Floyd, auteurs en 1969 d'une œuvre ayant atteint des sommets en matière d'idées saugrenues, foutraques mais bougrement géniales : "
Ummagumma". A peine une année plus tard sonne déjà l'heure du successeur, portant l'étrange patronyme "
Atom Heart Mother", de même qu'il se voit affublé d'une devanture bovine pour le moins insolite.
Atom …
Heart … Mother … Trois simples petits mots, certes, mais qui vont devenir rien de moins qu'un des grands symboles de l'avant-gardisme, de par l'énorme pièce pour section rock, orchestre et chœurs en six mouvements occupant l'intégralité de la première face du vinyle et donnant le titre à l'album. Le quatuor, épaulé par le compositeur Ron Geesin, a créé là une des plus magnifiques pierres angulaires de la fusion entre rock et éléments symphoniques.
Empruntant les sentiers tracés par les
Frank Zappa ("Freak Out!"), Beatles ("Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band"),
The Nice ("Ars Longa Vita Brevis") et autres
King Crimson (dans sa cour plus précisément),
Pink Floyd pousse l'exploration plus loin que jamais. Le groupe y appose sa marque personnelle au travers d'un élan progressif démesurément ambitieux (qui sera le cheval de bataille du bassiste
Roger Waters sur les futurs "
Wish You Were Here" et "
Animals"), accompagné du subtil toucher de
David Gilmour sur sa guitare de laquelle s'envolent des notes d'extase, de la rythmique toute en force tranquille imprimée par
Nick Mason, et des toiles planantes ou glauques dont le claviériste Rick Wright possède lui seul le secret.
L’atome … base de la matière
Le cœur … moteur du corps humain
La mère … origine de la vie de tout être
C’est ici, à l'Origine, dans le calme de la soupe primale que débute la pièce, avant que ne surgisse une conquérante symphonie évoquant les scènes bibliques de la Création. Les cuivres sont mis à l'honneur, adjoints de la batterie égrenant le tempo comme le temps qui passe. Les déflagrations guerrières retentissent tandis que les moteurs rugissent et qu'hennissent les chevaux propulsant les chars antiques … Ce sont des siècles, des millénaires d’histoire qui défilent telle une frise et s’amalgament dans ces quelques petites minutes que dure le premier mouvement "Father's Shout".
L'aspect orchestral se magnifie de chœurs grégoriens tour à tour harmonieux et dissonants. Les uns, brillamment classiques, nous enveloppent telles une mère bienveillante (le second mouvement "Breast Milky"). Les autres, singulièrement non-orthodoxes, dessinent les tortueux méandres de l'histoire de notre monde (le troisième mouvement "Mother Fore"). Roulements abracadabrants, cris enivrés, parlers heurtés, onomatopées déjanto-syncopées, interjections toquées … le créateur Ron Geesin s'est manifestement très inspiré des travaux avant-gardistes du contemporain Krzysztof Penderecki et de sa Passion selon Saint-Luc en premier lieu : on y retrouve ces mêmes explosions de clusters et cette progression (dé)cousue en rupture.
Ces séquences à l'éminente portée cinématographique se voient entrecoupées d'instants de quiétude et de plénitude tissés de mailles guitaristiques s'élançant vers les cieux, suspendues comme le temps semble alors l'être. Gilmour, le magicien des cordes, déploie ses tours ensorcelants, annoncés par de douces cordes rêveuses et de discrets arias de piano. Un numéro contrebalancé par des rushes bluesy diablement chargé en acides.
De son côté, Wright, l’habile sorcier des instruments électroniques, nous plonge avec le quatrième mouvement "Funky Dung" dans un futur proprement effrayant. Tocsin robotique, braillements déshumanisés, prodrome de l'asservissement de l'homme par la machine, cette pessimiste fresque dans la fresque ne distille que terreur et angoisse. A base des fameux synthétiseurs Moog fraîchement mis au point, cette détonante partie, dont l'atmosphère se projette dans l'avenir, s'inscrit paradoxalement dans une démarche totalement ancrée dans son époque … Ces temps où les expérimentateurs du son partent à l'aventure, ces temps où Mort Garson emploie les Moog en tant qu'instruments de rituels occultes, ces temps où Walter / Wendy Carlos développe leur technologie, se branchant allègrement sur Bach et reprenant du thème classique à tout va.
Le cinquième mouvement "Mind Your Throats Please" se pose en phase de transition depuis la noirceur virtuelle et le froid électronique vers la lumière du réel et la chaleur des instruments organiques, pour filer ensuite avec l'ultime hymne "Remergence" vers une apothéose où l'ensemble des acteurs de la pièce s'unit progressivement en un final autant spectaculaire qu'émouvant.
Pink Floyd pousse sa recherche musicale vers des champs inexplorés, absorbe les codes du rock et du contemporain, remodèle leurs bases et leurs mécanismes pour en faire naître une expression nouvelle … L'atome, le cœur, la mère …
Atom Heart Mother.
Comparé à ce gigantesque morceau d'Histoire l'on peut voir la seconde face de l'album comme une suite de petits épisodes de l'existence. Loin d'être aussi gavée d'ambition que la pièce phare (là n'est d'ailleurs pas le but), cette collection n'en demeure pas moins brillante, les morceaux contant, chacun à leur manière, leur petite historiette.
"Summer '68" est celle que j'affectionne tout particulièrement. Délaissant pour un temps ses dérives planantes et ses essais atteints de sinistrose aigue, Wright nous brosse un aussi ravissant que sincère tableau sur les amourettes de jeunesse. Ces instants si fugaces, mais si intensément vécus, à un stade de l'existence où chaque nouvelle expérience recèle sa part de crainte et d'excitation, laissant quoiqu'il advienne un souvenir indélébile, vivace. Tout cela se ressent profondément dans les insouciants airs de piano, à travers l'acoustique enlevée, par-delà les orchestrations empreintes de nostalgie et avec le petit brin de naïveté qui sait toucher pile en plein cœur. Sonnez ! Trompettes de la renommée ! … tandis que réapparait le thème du cœur !
Aussi dépouillée qu'éloquente, la ballade écrite par Waters ("If") peut quant à elle s'interpréter comme une allégorie sur le thème de la mère. Ses tonalités simples et reposantes, son chant doux et apaisant, … ce pourrait être une berceuse que l'on fredonne à son petit enfant à l'article du dodo, si l'on excepte les paroles dessinant les contours d'un rêve désabusé. Une méditation faite d'apitoiement et de regrets dans cette sorte de prolongement de l'errance pastorale "Grantchester Meadows" croisée au détour d'un certain "
Ummagumma", révélant ici une légère amertume.
Tout comme "Fat Old Sun", écrit par Gilmour, peut revêtir le rôle de quatrième partie de la saga "The Narrow Way" du même "
Ummagumma". Après le paradis extatique, le bad-trip enfumé et l'envoûtant voyage stratosphérique, "Fat Old Sun" poursuit en premier lieu sur un ton de tristesse contemplative pleurant d'une gratte sèche épurée à l'extrême, celle du minuscule atome perdu dans le gigantesque océan de ses semblables. La musique se mue ensuite en blues électrique se tournant vers un horizon empli de confiance et d'espoir.
Album mineur pour bon nombre d'observateurs, ledit "
Ummagumma", plutôt bordélique en son état, n'en a pas moins eu une influence capitale sur "
Atom Heart Mother" … et nous ne sommes d'ailleurs pas prêt de le lâcher, car en guise de dessert, c'est en fait à un petit déjeuner psychédélique que nous convie les chefs du Floyd Food en compagnie de leur roadie Alan. "Alan's Psychedelic Breakfast" ou un pur délire supra-fort de café à base de field recording réalisé en plein p'tit déj' et qui aurait tout à fait eu sa place sur l'improbable précédent album du groupe.
Drolatique et croustillante, cette tranche de vie s'adjoint de coulis instrumentaux comme s'étalent beurre et marmelade sur de délicieuses tranches de pain grillées, proposant un buffet où les craquements d'allumettes et les mastications d'affamé donnent le rythme, tandis que les sifflements de bouilloire et autres écoulements de robinets annoncent les transitions.
Les harmonies de piano et d'orgue Hammond se mélangent comme poudre de cacao dans le lait que l'on se régale de déguster de bon matin. La guitare crépite comme les céréales que l'on y déverse goulûment, la basse pulsant d'un battement placide tel notre cœur réjoui de voir un nouveau jour se lever en notre présence. Je ne sais pas ce qu'ils ont absorbé pour que leur vienne une idée aussi farfelue, mais je voudrais bien y goûter pour voir un peu l'effet !
Un pavé très ambitieux d'un côté, des fragments plus modestes de l'autre : "
Atom Heart Mother" s'articule sur une construction d'ensemble que réitérera "
Meddle" l'année suivante. Deux jumeaux en apparence mais qui, à y regarder de plus près, présentent une nette différenciation de par les atmosphères véhiculées : l'un est doté d'un tempérament globalement plus lumineux et exalté (Atom), tandis que l'autre développe un caractère dans l'ensemble plus obscur et impulsif (
Meddle). Deux facettes opposées mais complémentaires d'un même individu : le yin et le yang floydien.
Personnellement, si je garde un attachement particulier pour "
Meddle" (en particulier vis-à-vis de son fabuleux chef d'œuvre "Echoes" que je place tout en haut de la hiérarchie), je dois néanmoins reconnaître qu'il pâtit d'un ventre mou, sa partie "fragmentée" souffrant de quelques anecdotiques miettes à la saveur bien peu marquante (hormis la décharge carabinée tirée par "
One of These Days"). A ce titre, "
Atom Heart Mother" possède à mes yeux davantage de consistance et de cohérence sur son ensemble.
A l'image des différentes époques de l'Histoire évoquées par sa pièce centrale jouissant d'une association réussie entre classicisme et modernisme (dans l'esprit d'un certain 2001, l'Odyssée de l'Espace sorti 2 ans avant), ce chef d'œuvre combine à merveille les réminiscences psychés du passé au progressif encore naissant que le futur verra arriver à maturité. Bien plus que le chaînon manquant entre "
Ummagumma" et "
Meddle", "
Atom Heart Mother" est un des plus hauts sommets de la plus faste période des Floyd durant laquelle leur inendiguable influx créatif les pousse à sortir un nouvel album par an.
Le groupe a perdu son premier leader, le déglingué Barrett, et s’en cherche un nouveau (qui ne tardera pas à s’imposer en la personne de Waters). Pour l'heure, les quatre musiciens disposent chacun d'encore suffisamment de place pour s'exprimer, accouchant de par leur background disparate d'albums auxquels bon nombre reprochent leur aspect décousu voire inégal. En ce qui me concerne, j'adore cet hétéroclisme de jaspe.
Une inspiration à son apogée, des idées à leur zénith, de la fantaisie à revendre … voilà le vrai Floyd bien comme je l'aime !
Et du coup, moi aussi. C'est puissant...
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